Page:Le Correspondant 113 149 - 1887.pdf/1051

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qui n’en aurais pas fait autant et qui me suis laissé vivre sans me demander pourquoi, je ne puis m’empêcher de trouver l’idée généreuse, oui, généreuse, et même brave. Je ne m’étonne pas que Bernard s’y soit donné, car, en le voyant agir, j’ai quelquefois des regrets, comme les vieux chevaux qui entendent sonner la charge.

— Et ses amis pensent comme lui ?

— Ses amis sont enragés. Ils ont d’ailleurs une conception très large de ce qu’ils appellent l’aristocratie. Ils y admettent tout ce qui s’élève au-dessus de la masse par la supériorité de l’intelligence ou la hauteur des doctrines.

Mme de Ferrand eut un sourire, puis elle resta pensive.

— Vous avez raison, dit-elle enfin ; le siècle menace de bien finir.

Au même instant la robe blanche de Jeanne qui dansait, la frôla.

Elle leva les yeux. Le marquis en fit autant. Jeanne dansait avec Bernard, sur l’épaule duquel elle s’appuyait légèrement. Il la soutenait, l’enveloppant de son bras. Il y avait en eux tant de jeunesse et une si parfaite harmonie, qu’on ne pouvait les regarder sans éprouver cette émotion rapide et sûre qui nous saisit devant n’importe quelle émanation de la beauté. Le marquis, peu habitué à se contraindre, se pencha à l’oreille de Mme de Ferrand :

— Me permettez-vous de vous dire ce que je pense de votre filleule ?

— Oui. Vous pensez comme moi : c’est une bouffée de printemps. Je le sais d’avance. Quand elle arrive, j’ai l’instinct de me mettre à la fenêtre pour entendre chanter l’hirondelle.

Le marquis se tut. Elle exprimait ce qu’il avait ressenti. Son regard suivit Jeanne et Bernard que la valse avait entraînés plus loin. Jeanne était vêtue simplement. Mais la légèreté et la blancheur de sa robe convenaient à son genre de beauté. Elle avait une taille à elle, faite de souplesse et d’un modelé ferme et élégant, une taille qui n’était point un corset. Ses cheveux blonds, très relevés, semblaient retenus par une aigrette de fleurs piquée au sommet, et cette aigrette était une branche de cerisier sauvage. Tout en dansant, elle causait, car la danse lui semblait si naturelle et si facile, qu’elle n’avait pas besoin de s’y appliquer. On voyait ses lèvres s’entr’ouvrir, ses dents briller, et son regard, sur lequel s’abaissaient et se relevaient les paupières, son regard souriait en même temps que sa bouche. Bernard ! Bernard n’était plus le même homme. Son visage était transfiguré. Le reflet d’un bonheur intense courait sur toute sa personne. Ils causaient. Jeanne parlait de guignes. Pourquoi ? Elle avait une façon délicieuse de prononcer ce mot de guignes, une façon de loriot « qui mange des cerises et laisse les noyaux. »