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Son intelligence s’était fortifiée en entendant causer. Elle dessinait avec Mme de Ferrand, et sa mère, habile à faire sortir un enseignement de toute circonstance, redressait, échauffait, expliquait ensuite avec elle ce qu’elle avait vu et entendu. Il n’y avait pas jusqu’aux objets du musée qui n’eussent contribué à l’éducation de Jeanne. Parfois on la trouvait pensive devant une statuette ou même devant une fine sculpture qui courait le long d’une armoire. Elle avait eu des colloques avec les bergères en tapisserie et des envolements avec les grands oiseaux qui montent au-dessus des roseaux. Émotions vagues, rêves d’enfant, pendant lesquels l’âme se forme et le souvenir se creuse. Sillon ineffaçable où poussera ensuite le grain de la vie.

Cette année-là, quand Jeanne arriva, Mme de Ferrand eut un étonnement. Elle la trouva tout d’un coup si jolie, si faite, qu’elle lui demanda naïvement :

— Mais quel âge as-tu donc ?

Dix-neuf ans, marraine…, vous savez bien.

— C’est juste. Je n’y pensais plus.

Non, elle n’y pensait plus. Elle croyait peut-être que cette enfant allait demeurer à la même place, comme les bibelots de son mobilier, et elle était tout étonnée de voir qu’elle s’était épanouie. Elle se mit donc à la traiter en grande jeune fille et déclara que le temps était venu de donner une soirée chez elle à l’intention de Jeanne, projet qu’elle étudiait depuis longtemps et qui lui parut à point pour se réaliser.

Ce fut un événement. Il fallut déménager certains meubles. Il fallut poser des lustres sans endommager les panneaux. Pour personne au monde, si ce n’est pour Jeanne, Mme de Ferrand ne se fût donnée une peine semblable. Mais elle voulait que sa réception fût, comme elle-même, très parfaite, et elle y apporta tous ses soins. D’ailleurs Jeanne l’aidait et la récompensait à chaque instant. Personne ne s’entendait mieux à transporter un objet fragile d’une main adroite et légère, à relever une portière, à placer des fleurs, et surtout à montrer sa joie, ce qui était pour Mme de Ferrand un remerciement perpétuel. Les invitations avaient été, comme le reste, étudiées et choisies. Elles étaient peu nombreuses, mais triées sur le volet, et faites de façon qu’on fût flatté de les recevoir. Aussi, personne ne refusa. Personne : pas même le comte Rodolphe de Cisay, qui en aurait eu fort envie. Il dut se résigner, et accepter. Beaucoup de raisons l’y forcèrent : la situation personnelle de Mme de Ferrand, l’impolitesse notoire qu’il y aurait eue à ne pas se montrer chez elle alors qu’on allait partout ailleurs, les vieilles relations du marquis, la crainte de se heurter en résistant à une volonté