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PSYCHOLOGIE DES FOULES

sans avoir à se diriger ni à manifester aucune lueur d’initiative. Au bas de l’échelle, elle crée ces armées de prolétaires mécontents de leur sort et toujours prêts à la révolte ; en haut, notre bourgeoisie frivole, à la fois sceptique et crédule, ayant une confiance superstitieuse dans l’État-providence, que cependant elle fronde sans cesse, s’en prenant toujours au gouvernement de ses propres fautes et incapable de rien entreprendre sans l’intervention de l’autorité.

L’État qui fabrique à coups de manuels tous ces diplômés, ne peut en utiliser qu’un petit nombre et laisse forcément sans emploi les autres. Il lui faut donc se résigner à nourrir les premiers et à avoir pour ennemis les seconds. Du haut en bas de la pyramide sociale, du simple commis au professeur et au préfet, la masse immense des diplômés assiège aujourd’hui les carrières. Alors qu’un négociant ne peut que très difficilement trouver un agent pour aller le représenter dans les colonies, c’est par des milliers de candidats que les plus modestes places officielles sont sollicitées. Le département de la Seine compte à lui seul 20.000 instituteurs et institutrices sans emploi, et qui, méprisant les champs et l’atelier, s’adressent à l’État pour vivre. Le nombre des élus étant restreint, celui des mécontents est forcément immense. Ces derniers sont prêts pour toutes les révolutions, quels qu’en soient les chefs et quelque but qu’elles poursuivent. L’acquisition de connaissances dont on ne peut trouver l’emploi est un moyen sûr de faire de l’homme un révolté[1].

  1. Ce n’est pas là d’ailleurs un phénomène spécial aux peuples latins ; on l’observe aussi en Chine, pays conduit également par une solide hiérarchie de mandarins, et où le mandarinat