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SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES

plement, parce que les instincts de férocité destructive sont des résidus des âges primitifs qui dorment au fond de chacun de nous. Dans la vie de l’individu isolé, il lui serait dangereux de les satisfaire, alors que son absorption dans une foule irresponsable, et où par conséquent l’impunité est assurée, lui donne toute liberté pour les suivre. Ne pouvant exercer habituellement ces instincts destructifs sur nos semblables, nous nous bornons à les exercer sur les animaux. C’est d’une même source que dérivent la passion si générale pour la chasse et les actes de férocité des foules. La foule qui écharpe lentement une victime sans défense fait preuve d’une férocité très lâche ; mais, pour le philosophe, cette férocité est bien proche parente de celle des chasseurs qui se réunissent par douzaines pour avoir le plaisir d’assister à la poursuite et à l’éventrement d’un malheureux cerf par leurs chiens.

Si la foule est capable de meurtre, d’incendie et de toutes sortes de crimes, elle est également capable d’actes de dévouement, de sacrifice et de désintéressement très élevés, beaucoup plus élevés même que ceux dont est capable l’individu isolé. C’est surtout sur l’individu en foule qu’on agit, et souvent jusqu’à obtenir le sacrifice de la vie, en invoquant des sentiments de gloire, d’honneur, de religion et de patrie. L’histoire fourmille d’exemples analogues à ceux des croisades et des volontaires de 93. Seules les collectivités sont capables de grands désintéressements et de grands dévouements. Que de foules se sont fait héroïquement massacrer pour des croyances, des idées et des mots qu’elles comprenaient à peine. Les foules qui font des grèves les font bien plus pour obéir à un mot d’ordre que pour obtenir