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origine. Méprisé sera le peureux, le lâche, celui qui se fait petit, qui ne pense qu’à la stricte utilité ; méprisé sera aussi le méfiant au regard oblique, celui qui se rabaisse soi-même, l’homme-chien qui se laisse maltraiter, le flatteur quémandeur, avant tout le menteur : c’est chez les nobles une croyance caractéristique que le vulgaire est menteur. « Nous autres véridiques », — ainsi s’appelaient les nobles dans l’ancienne Grèce. L’homme supérieur a conscience de lui-même comme d’un vivant critère de la valeur morale ; il n’a pas besoin de se faire approuver, il décide : « Ce qui m’est mauvais, est en soi mauvais. » Il sait que c’est lui surtout qui honore les choses : il crée la valeur morale. Tout ce qu’il connaît comme sien, il l’honore : une telle morale est l’exaltation de soi-même. Au premier plan, le sentiment de la plénitude, de la puissance qui veut se répandre sur toutes choses, la joie de l’expansion infinie, la conscience d’une richesse qui pourrait donner et faire crédit. L’homme supérieur lui aussi aide les malheureux, mais ce n’est pas ou presque pas par pitié, mais par une surabondance de vie qui s’échappe au dehors. L’homme supérieur honore en soi l’homme puissant, l’homme aussi qui a de la puissance sur soi, qui sait parler et se taire, qui avec joie est sévère et dur pour lui-même et qui a de la vénération pour ce qui est sévère et dur. « Wotan m’a mis un cœur dur dans la poitrine », est-il dit dans une vieille saga Scandinave, chantant ainsi dignement l’âme d’un fier wiking. Une telle espèce d’hommes met sa fierté à ne jamais être un objet de pitié : et le héros de la Saga ajoute cette maxime : « Celui qui, jeune, n’a pas un cœur dur, n’aura jamais un cœur dur. » Les hommes supérieurs et héroïques qui pensent ainsi sont aussi éloignés que possible de cette morale qui voit justement dans la pitié, dans l’action charitable, dans le désintéressement le signe de la moralité. La foi en soi, la fierté de soi, une aversion et une ironie profondes pour le « détachement de soi-même » appartiennent même aussi nécessairement à la morale supérieure, qu’une appréhension légèrement méprisante de la sympathie et des « cœurs chauds. » Les puissants sont ceux qui savent honorer, c’est leur domaine, leur art, leur terrain de découvertes. La profonde vénération pour le passé ou pour l’avenir — toute conception du droit repose sur l’un ou l’autre de ces sentiments. Le culte ardent du passé et l’absence de foi en l’avenir, sont caractéristiques de la morale des puissants ; et parce que les hommes des « idées modernes » croient au contraire, presque instinctivement au progrès et à l’avenir, et manquent de plus en plus de respect pour ce qui est ancien, ils montrent ainsi assez clairement l’origine inférieure de ces idées. Mais avant tout