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Les troubles de la ligue arrêtèrent les travaux, qui ne furent repris qu’en 1602, sous Henri IV. Le 20 juin 1603, le roi voulut y passer, malgré les dangers qui pouvaient en résulter. Le journal de Henri IV rapporte ainsi ce fait : « Le vendredi (20 juin 1603), le roi passa du quai des Augustins au Louvre par-dessus le Pont-Neuf, qui n’étoit pas encore trop assuré, et où il y avoit peu de personnes qui s’y hasardèrent ; quelques-uns, pour en faire l’essai, s’étoient rompus le cou et tombés dans la rivière, ce que l’on remontra à sa majesté, qui fit réponse (à ce que l’on dit) qu’il n’y avoit pas un de tous ceux-là qui fut roi comme lui. » Ce pont fut achevé en 1607, par Charles Marchand.

Toutes les classes de la population semblaient se donner rendez-vous sur le Pont-Neuf, qui devint bientôt la communication la plus fréquentée et offrit la promenade la plus variée de Paris. À toute heure du jour une foule active, remuante, sans cesse renouvelée et toujours bruyante, encombrait les trottoirs. À côté des petits marchands qui se tenaient sur le Pont-Neuf, s’élevait le théâtre de Mondor et de Tabarin. On y voyait aussi le spectacle d’un nommé Désidério Descombes, qui affectait, pour se donner une réputation de savant, de ne prononcer que des mots techniques français ou latins, que le public n’entendait pas plus que lui-même. À côté de ce charlatan, se trouvait maître Gonin ; sa dextérité sans exemple, qui ravissait les Parisiens, a immortalisé son nom, sous lequel on désigne encore quelquefois les fourbes habiles. Le peuple qualifia souvent le cardinal de Richelieu de maître Gonin. Près de ce pont, à l’endroit où se trouve l’entrée de l’abreuvoir, en face de la rue Guénégaud, Brioché avait établi son spectacle de marionnettes. Le poète Berthaud qui a fait un ouvrage en vers burlesques sur la ville de Paris, s’exprime ainsi en parlant du Pont-Neuf :

« Rendez-vous des charlatans,
» Des filous, des passe-volans ;
» Pont-Neuf, ordinaire théâtre
» Des vendeurs d’onguent et d’emplâtre,
» Séjour des arracheurs de dents,
» Des fripiers, libraires, pédans ;
» Des chanteurs de chansons nouvelles,
» D’entremetteurs de demoiselles,
» De coupe-bourses, d’argotiers,
» De maîtres de sales métiers,
» D’opérateurs et de chimiques,
» Et de médecins purgitiques,
» De fins joueurs de gobelets,
» De ceux qui rendent des poulets. »

La physionomie du Pont-Neuf changea peu sous Louis XIV et sous la régence du duc d’Orléans. Plusieurs gravures qui nous restent de ces époques font assez bien connaître quels étaient les personnages qui le fréquentaient. Nous avons choisi une estampe que nous essayons de calquer.

On voit à droite un arracheur de dents, entouré de compères qui ont l’air d’approuver les paroles et les gestes du dentiste orateur. Le malheureux patient qui tient sa mâchoire dans ses deux mains, nous rappelle la chétive existence et le triste destin d’un pauvre poète qui, exténué de faim et sans ressource, allait sur le-Pont-Neuf proposer à un charlatan de se laisser arracher deux dents moyennant dix sous, avec promesse de déclarer hautement aux assistants qu’il ne ressentait aucune douleur. Plus loin, on aperçoit deux individus qui suivent un honnête flâneur ; ils attendent le moment favorable pour le débarrasser de son argent. On nommait ces industriels des coupe-bourses, parce qu’ils coupaient avec adresse et légèreté les cordons des bourses que les hommes et les femmes portaient à leur ceinture. À gauche, on voit, au milieu d’un groupe de badauds, un homme qui pérore. Son costume et sa tournure annoncent un militaire gascon : c’est un racoleur. Il parait dire aux quatre paysans qui le dévorent des yeux : Mes amis ! la soupe, l’entrée, le rôti, voilà l’ordinaire du régiment ; mais je ne vous trompe pas, le pâté et le vin d’Arbois, voilà l’extraordinaire ! À côté de ce groupe modèle, on voit des jeunes gens qui se heurtent en riant, en chantant : ce sont des étudiants ou clercs. L’un d’eux achète des comestibles pour toute la bande joyeuse ; le marchand semble chercher du papier pour envelopper sa marchandise ; l’un d’eux prend son livre, en détache quelques feuillets sur lesquels on lit : Virgilius Maro, et les présente gravement à l’honnête étalagiste. À l’extrémité orientale du pont, deux duellistes se battent à outrance ; le guet arrive l’arquebuse au poing, et les met d’accord en les arrêtant l’un et l’autre. Une nuée de mendiants, parés de leurs infirmités d’emprunt, et venus de la cour des Miracles, se cramponnent aux portières des carrosses qui semblent se diriger rapidement vers le Louvre. À la seconde arche, du côté de l’École, on aperçoit la pompe dite la Samaritaine. Construite vers 1607, sous Henri IV, par Jean Lintlaer, Flamand, elle fut réparée en 1712 et 1715. On fit à cette occasion plusieurs couplets, parmi lesquels nous choisissons le suivant :

» Arrêtez-vous ici, passants,
» Regardez attentivement,
» Vous verrez la Samaritaine
» Assise au bord d’une fontaine :
» Vous n’en savez pas la raison ?
» C’est pour laver son cotillon. »

Cette pompe fut reconstruite en 1772 et abattue en 1813. Elle était ainsi appelée, parce qu’on y voyait le Christ assis près du bassin d’une fontaine, demandant à boire à la Samaritaine. Cette pompe servait à alimenter les bassins et fontaines des palais et jardin des Tuileries. — En 1614, on plaça sur ce pont, à la pointe de l’île, la statue équestre de Henri IV. Pendant les troubles qui, en 1788, agitèrent la cour et les parlements, la tête du Béarnais fut couronnée de fleurs et de rubans. Sa statue, renversée en 1792, fut, en 1814, rétablie provisoirement en plâtre. Celle que nous voyons aujourd’hui a