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devant Goethe : « Que les prunes étaient bonnes pour la soif sur le chemin d’Iéna à Weimar ! » Mais les dieux et les rois ne dédaignent pas ces effarements de timidité admirative. Ils aiment assez qu’on s’évanouisse devant eux. Hugo daigna sourire et m’adresser quelques paroles encourageantes. » Dès ce jour, Théophile Gautier devint l’un des plus fervents disciples de l’école nouvelle, entassa rimes sur rimes, et laissa pousser sur son crâne cette forêt luxuriante de cheveux noirs, magnifique symbole de la puissance et du développement qu’il espérait donner à son génie. Le jour où fut publiée la préface du Cromwell de Victor Hugo, il se déclara l’apôtre de l’Évangile littéraire promulgué par auteur des Odes et ballades, et montra ses deux poings énormes aux classiques épouvantés. Sa force musculaire était à cette époque vraiment prodigieuse : « Je donnai, dit-il, à l’ouverture du Château-Rouge, sur une tête de Turc toute neuve, le coup de poing de cinq cent trente-deux livres devenu historique ; c’est l’acte de ma vie dont je suis le plus fier. » Théodore de Banville a cru devoir aussi consigner ce fait mémorable dans une de ses Odes funambulesques :

Dumas avait un jonc en bois de sycomore,
Et près de lui Gautier, qui sur la tête maure
Fait cinq cent vingt pour son écot !

Remarquons, toutefois, que Banville lui vole, douze bonnes livres, tant la poésie répugne aux chiffres !

À la première représentation d’Hernani, les classiques du parterre, exposés à servir cette fois de têtes de Turc à ce poing formidable, furent obligés de céder la place. Peu de temps après, Théophile Gautier publiait son premier volume de vers, juste au moment de la révolution de 1830 ; la fusillade étouffa le bruit de ses rimes, à son grand mécontentement, et comme la prose est d’un débit beaucoup plus facile que le vers, le poète se résigna à collaborer à divers recueils. Le Cabinet de lecture, la France littéraire le comptèrent au nombre de leurs collaborateurs assidus. Dans cette dernière feuille, il fit paraître sur les poëtes du temps de Louis XIII une série d’études originales, réimprimée plus tard sous le titre de Grotesques, et qui fut son premier essai dans la critique (1833). Peu de livres de critique sont d’une lecture aussi attrayante, d’un style aussi vif et aussi coloré ; mais le mérite de celui-ci s’arrête là : fidèle à ses procédés ordinaires, l’écrivain ne cherche, dans les silhouettes qu’il trace, qu’à montrer la souplesse de sa plume, la richesse de sa palette, même aux dépens de l’exactitude ; c’est une collection de têtes grimaçantes qu’il a voulu faire en nous présentant les figures de Villon, de Chapelain, de Scudéry, de Scalion de Virbluneai, etc., et il a parfaitement réussi ; on croirait assister à la fameuse élection du pape des fous, dans le premier chapitre de Notre-Dame du Paris.

Ses poésies, Albertus et la Comédie de la mort, avaient une valeur littéraire bien supérieure, quoiqu’elles ne fussent appréciées que par un petit nombre de connaisseurs. Un recueil de petites nouvelles où il s’amusait des ridicules du romantisme poussé à l’excès, les Jeune France (1833), et surtout le roman, resté célèbre, de Mademoiselle de Maupin, commencèrent à lui donner une véritable renommée.

Ce que j’écris n’est pas pour les petites filles
Dont on coupe le pain en tartines !…

dit-il à la fin d’Albertus ; il aurait pu faire servir cette confession d’épigraphe à l’un et à l’autre de ces livres qui ne peuvent être regardés que comme de prodigieuses débauches d’esprit, d’imagination et de style. Mademoiselle de Maupin inspira à Balzac le désir de connaître le jeune écrivain dont le vocabulaire était si riche et la pensée si audacieuse ; Théophile Gautier fut quelque temps son secrétaire, à l’époque où le grand romancier composait la Recherche de l’absolu. Balzac lui persuada qu’il ne fallait jamais écrire que la nuit, à la lueur des lampes, qu’il fallait se soumettre à un régime d’anachorète où le jeûne et la privation de toute espèce de plaisir étaient la règle, rompre toute liaison charnelle et conserver tout au plus l’habitude de la correspondance amoureuse, pour s’entretenir la main. Au bout de quelques mois de ce carême, pendant lequel il écrivit Fortunio et quelques petites nouvelles fantastiques peuplées de goules et de vampires, Gautier y renonça pour toujours, et il a raconté, dans sa Notice sur M. de Balzac, avec quel plaisir il rentra enfin dans le monde des vivants.

Vers cette époque, il collaborait avec Gérard de Nerval à l’ancien Figaro. « Tous deux, dit M. de Mirecourt, venaient de se réunir à une petite colonie bohème. Ils habitaient le fameux logement de l’impasse du Doyenné avec Édouard Ourliac, Arsène Houssaye, Camille Rogier, Marilhac, Camille Roqueplan et Célestin Nanteuil. Gérard et Théophile ont renouvelé en littérature l’histoire des frères siamois… Ils quitteront ensemble la France littéraire pour emporter d’assaut la Revue de Paris ; ensemble ils firent à l’Artiste leur entrée triomphale ; ils rédigèrent ensemble le feuilleton de théâtre de la Charte de 1830, et la Presse, en 1836, les vit, du même bond, escalader ses colonnes… On appela d’abord Gérard, mais il ne voulut pas accepter les honneurs de cette rédaction sans y faire participer Gautier. Ils se décidèrent à cumuler les deux feuilletons, celui de la Charte et celui de la Presse. On devait les rédiger en commun et les signer G. G. Cet arrangement ne fut pas du goût de M. de Girardin ; il demanda formellement une signature en toutes lettres, et Gérard dit à Théophile : « Signe ! moi je n’y tiens pas. » Néanmoins, il continua de faire une part du feuilleton. Cet excès de modestie a peut être porté malheur à Gérard ! … car ce n’est que grâce à sa renommée de critique que Théophile Gautier est arrivé à une position de fortune inconnue à la plupart des poètes les plus célèbres. »

Dans ses feuilletons comme dans ses livres, il se montrait l’adepte le plus résolu des idées nouvelles et le défenseur le plus vaillant de Victor Hugo, alors en butte à tant d’attaques. Son culte pour le grand maître de l’école romantique avait quelque chose du fétichisme, ou point que l’on croyait volontiers à un pacte passé entre eux, que le critique n’osait pas enfreindre. Théophile Gautier le donnait parfois à entendre. « Mais enfin, lui disait-on, rien ne vous empêche de reprendre votre liberté. — Pardonnez-moi, répondait-il ; je suis lié par des promesses terribles. Tout enfant, l’on m’a fait venir dans un caveau, et là j’ai juré, sur un crâne humain, de trouver tout sublime. Il faut que je tienne mon serment, sinon quelqu’un viendrait, avec ses lunettes vertes et un nez de carton, me dénoncer à la Presse, dire que j’ai tué mon père et ma mère, et Girardin me chasserait. » On donne cette tirade comme textuelle.

L’œuvre de Théophile Gautier, comme critique dramatique et comme critique d’art, est considérable. Depuis 1835, sauf dans les intervalles de ses voyages, il a fourni des feuilletons hebdomadaires à la Presse, puis au Moniteur et au Journal officiel. Sa critique a toujours eu un très-grand fonds de bienveillance ; plus descriptive qu’esthétique, elle raconte beaucoup plus qu’elle ne juge, mais avec un charme de style, une richesse d’expressions que personne n’a dépassés. Grec et païen, Th. Gautier voit surtout les contours et les couleurs, et c’est là sans doute ce qui le porta naturellement à la critique d’art ; il trouvait pour son génie descriptif, dans le compte rendu annuel du Salon, un aliment qui se renouvelait sans cesse. Les mêmes procédés transportés à la critique théâtrale sont sans doute défectueux ; aussi l’a-t-on plaisamment accusé de peindre les décors au lieu d’analyser les pièces ; mais, de nos jours, combien de pièces offrent des éléments d’intérêt supérieurs à ceux que leur donnent le peintre et le machiniste ? Il suffit de parcourir les cinq volumes (l’Art théâtral en France depuis vingt-cinq ans) dans lesquels Th. Gautier a réuni, en 1860, ses meilleurs feuilletons, pour voir combien de verve, d’esprit, de science de la langue il a dépensé quotidiennement dans ce labeur ingrat. Une douzaine de volumes de critique d’art, quatre de voyages, sept ou huit de romans et de nouvelles, deux de poésies complètent son bagage littéraire, et le total ne laisse pas de faire une certaine impression, quand on songe à la patience minutieuse des descriptions et des analyses, au soin avec lequel est ciselée chaque phrase. Les récits de voyage constituent une face des plus originales et des plus intéressantes de ce beau talent. Th. Gautier a visité toute l’Europe et un peu aussi l’Orient, plutôt comme un connaisseur qui parcourt un monument, un musée, que comme un observateur qui étudie les hommes et les mœurs. Il a promené sa lorgnette sur tous les édifices, sur tous les paysages, et il en a fait une sorte d’objectif photographique, dont lui-même était la chambre obscure où tous les objets tangibles et visibles venaient se refléter, et qu’il s’ingéniait à reproduire avec la plus minutieuse précision. Ce fut d’abord sur l’Espagne qu’il braqua son appareil, puis sur la Belgique et la Hollande, l’Italie, Constantinople, une partie de l’Allemagne, l’Algérie, et enfin la Russie, où il fut appelé par le czar Alexandre. Chacun de ces voyages nous a valu un volume de descriptions originales et précieuses.

Dans la critique littéraire, Th. Gautier a fait deux chefs-d’œuvre : sa notice sur Lamartine, écrite au lendemain de la mort du grand poëte, et sa notice sur Ch. Baudelaire, qui sert de préface à l’édition définitive des œuvres du poëte (Michel Lévy, 1869) et qui fait à elle seule un tiers du volume. Ce sont les pages les plus exquises et les plus savantes qu’il ait jamais travaillées.

Voici la liste complète des œuvres de Théophile Gautier ; nous caractériserons brièvement chacune d’elles en passant, attendu qu’à la plupart un article spécial est consacré dans ce Dictionnaire : Albertus ou l’Âme et le péché, poème (1830, 1 vol.), bijou littéraire comparable aux plus étincelantes fantaisies d’Alfred de Musset ; il est écrit en dizains, avec cette allure cavalière que Namouna a depuis mise à la mode ; on y trouve des digressions fantastiques, des descriptions bizarres alternant avec une fraîche idylle et, malheureusement, avec quelques tableaux un peu trop lascifs, pour aboutir à une étourdissante scène de sabbat ; Th. Gautier a complété plus tard ce volume de poésies par la Comédie de la mort, des Intérieurs et des Paysages (1832-1840, in-8o), qui sont des merveilles de style, de rhythme, de coupe du vers, mais que les poëtes seuls connaissent et apprécient ; les Jeune France (1833, 1 vol.). « Gautier, dit à propos de ce livre E. de Mirecourt, écornait un peu sa propre idole, plaisantant d’une façon piquante sur le dogme littéraire dont il s’était fait l’apôtre, riant des collégiens écervelés qui traduisaient mot pour mot chaque page du romantisme, et le faisaient vivre en quelque sorte dans leurs mœurs, dans leur langage, dans leur costume. Le tour de force était périlleux : Gautier l’exécuta très-adroitement et avec beaucoup du bonheur. Toute cette jeunesse enthousiaste, qui prenait alors aux luttes d’école une part si active, qui applaudissait à la hardiesse des novateurs et mettait ses passions ardentes au service de cinq ou six vieux maîtres de vingt ans ; tous ceux qu’on nommait les hugolâtres, tous les don Quichotte de la chevalerie littéraire, au lieu de se fâcher, se mirent à rire en se voyant si curieusement dépeints. » Mademoiselle de Mnnpin (1835, in-8o), fameux roman dont la préface fit presque autant de bruit que celle de Cromwell ; Fortunio (1838), une des plus brillantes conceptions de Gautier, le rêve du luxe grandiose poussé à sa dernière expression, en même temps que la déification de la beauté corporelle ; Une larme du diable (1839, in-8o), fantaisie dramatique d’après le Faust de Goethe, mais avec une nuance marquée et singulière de panthéisme ; la censure en a interdit la réimpression ; Tra los montes (1843, in-8o) : c’est le récit du Voyage en Espagne fait à cette époque par Th. Gautier ; Zigzags (1843), voyage en Belgique et en Hollande ; Une nuit de Cléopâtre (1845), étude archéologique où la fantaisie se mêle à la science d’une façon saisissante et originale ; Jean et Jeannette (1846), les Roués innocents’ (1847), Militona, le Roi Candaule (1847), quatre petits romans ou nouvelles dont le dernier surtout est fort remarquable ; la science descriptive et l’étude des antiquités assyriennes rendent ce petit ouvrage languissant comme action, mais excessivement curieux ; le Salon de peinture de 1847, recueil de feuilletons publiés d’abord dans la Presse ; Histoire des peintres, avec MM. Charles Blanc et Jeanron (1847) : Gautier n’a collaboré qu’aux premiers volumes ; Italia (1852), récit d’un voyage en Italie ; l’Art moderne (1852) : le morceau le plus curieux de ce recueil est une sorte d’histoire universelle, au point de vue pictural, faite à propos des cartons composés par Chenavard pour la décoration du Panthéon ; il y a, de plus, d’excellentes études sur Marilhat et sur le théâtre allemand contemporain ; Constantinople (1854), le meilleur des récits de voyage de Th. Gautier ; la vie extérieure de l’Orient y est dépeinte avec une rare exactitude ; les Beaux-arts en Europe (1855), recueil de feuilletons de critique d’art publiés par l’auteur à propos de la grande exposition de peinture de 1855 ; Émaux et camées (1856), recueil de vers dont la perfection de forme dépasse encore celle des premières poésies ; le Roman de la momie (1856), étude archéologique sur la civilisation égyptienne au temps de Moïse ; les lecteurs distraits n’ont accordé qu’une attention médiocre à ce livre très-exact au point de vue de la science ; c’est l’ancêtre légitime de la Salammbô de Gustave Flaubert ; Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans (1859, 6 vol. in-18), choix de ses meilleurs feuilletons de critique théâtrale dans la Presse et au Moniteur, ouvrage excellent et très-utile à consulter ; Trésors d’art de la Russie ancienne et moderne (1860-1863, in-fol.), grande publication avec planches héliographiques, entreprise sous le patronage de l’empereur de Russie ; le Capitaine Fracasse (1863, 2 vol. in-8o), roman annoncé depuis longtemps, dans lequel, outre la recherche descriptive qui lui est propre et à laquelle il n’a pas renoncé, Th. Gautier a essayé de renouveler le Roman comique de Scarron,

Au théâtre, ses succès ont été plus contestables ; la scène se prête, en effet, beaucoup moins au caprice, à la fantaisie, et les délicatesses de l’imagination ou du style y réussissent moins que dans le livre. Le Tricorne enchanté, Pierrot posthume (1845), petites comédies en vers, imitations rajeunies de l’ancien théâtre ; la Juive de Constantine (1846) et Regardez, mais n’y touchez pas (1847), grands drames faits en collaboration, n’ont pas réussi, malgré de réelles beautés de détail. Il en a été tout autrement des magnifiques ballets de Gisèle (1841), la Péri (1843), Gemma (1854), Sacountala (1855), où le génie plastique du poète était à l’aise, où sa riche imagination pouvait, sans qu’on lui rognât les ailes, prendre son vol à travers toutes les splendeurs de la mise en scène.

Les dernières œuvres de l’éminent écrivain sont, outre ses Salons, qu’il publie ordinairement chaque année à la clôture de l’exposition de peinture : Loin de Paris (1864), recueil de voyages ou plutôt d’excursions, soit en France, soit dans les pays limitrophes ; la Belle Jenny, roman ; la Peau de tigre, choix de nouvelles (1864-1865) ; Quand on voyage (1865), autres récits d’excursions ; Spirite (1866), roman inspiré par les hallucinations du spiritisme, et dans lequel, malgré son matérialisme prononcé, Th. Gautier s’est élevé à des conceptions idéales d’une grande puissance ; Voyage en Russie (1866, 2 vol.), excellente description, fruit de trois voyages entrepris par l’auteur, sur l’invitation du czar Alexandre II, pour étudier et mettre en lumière les chefs-d’œuvre artistiques de la Russie ; Ménagerie intime (1869), sorte d’autobiographie où Th. Gautier nous introduit dans sa maison, pour nous initier aux mœurs de ses chats familiers, avec une grâce et une bonhomie qu’il n’avait pas laissé voir encore. Ces derniers ouvrages, d’une forme toujours aussi châtiée et aussi savante, attestent la maturité de l’écrivain sans manifester la moindre trace de décadence. Le trait est toujours aussi ferme, aussi sûr, la couleur aussi riche ; l’ensemble a seulement perdu cette teinte de paradoxe et de scepticisme qui par moments gâtait les plus heureuses inspirations de l’écrivain et du poète.

Un critique éminent a ainsi jugé le poète : « Aucun écrivain, dit-il, n’a emprunté plus que Théophile Gautier à son individualité propre. On peut dire qu’il respire et se produit tout entier dans ses ouvrages. C’est bien l’homme frileux qui s’abrite sous la plaque de sa cheminée et se réjouit du silence. On pourrait signaler dans ses ouvrages quelques répétitions de descriptions intérieures, quelques minutieuses recherches dans l’anatomie du far-niente, sujet favori des rêveries du poëte, et où, pour notre compte, nous le trouvons toujours heureusement inspiré ; mais à quoi bon insister sur de pareilles vétilles ? Tous les écrivains dont l’opinion fait loi ont reconnu que nul peut-être n’entendait mieux que Théophile Gautier le mécanisme difficile du vers, la variété des rhythmes, la poésie saisissante de l’image et l’application du mot à effet, comme aussi la régularité inviolable de la prosodie. »

Le cabinet de travail du célèbre écrivain est, paraît-il, une sorte de musée où se trouvent réunis mille objets curieux apportés des quatre coins du globe. Assis, les jambes croisées à l’orientale, sur un grand fauteuil fabriqué tout exprès en l’honneur de ses mœurs turques, Gautier trône dans ce pandémonium, où douze chats, ses favoris, ont leurs franches allures et se livrent à un éternel ronron, qui sur les genoux du maître, qui le long des tapis, qui sur les divans ou dans les moelleuses bergères. Après avoir quitté la bohème de la rue du Doyenné, Gautier habita longtemps une fort belle maison de la rue de Navarin, où demeuraient en même temps que lui Amédée Achard, Louis Desnoyers et Laurent Jan. C’est une sorte de villa, précédée d’un jardin superbe, aux vastes pelouses. Nos hommes de lettres, pendant les beaux jours, se roulaient sur cette verdure, en pantalon à pied et en veste grise, émerveillant le voisinage par leurs poses excentriques. Il a depuis habité l’hôtel Pimodan, dont il a décrit, avec son soin accoutumé, dans une étude que publia la Revue des Deux-Mondes, le magnifique salon qui servait au club des Haschischins (mangeurs de haschisch), dont il fit un moment partie avec Baudelaire. Depuis, il s’est retiré dans une petite villa de l’avenue de la Grande-Armée, épargnée par la guerre, mais qui souffrit beaucoup, à son grand désespoir, des opérations de l’armée de Paris contre les troupes de la Commune.

Dans cette brillante existence littéraire, on voudrait ne pas apercevoir la moindre tache ; il y en a une cependant. Attaché à la rédaction du Moniteur universel, puis du Journal officiel, sous l’Empire, Th. Gautier se rallia, tardivement il est vrai, mais complètement au gouvernement du deux Décembre ; il se laissa nommer bibliothécaire de la princesse Mathilde, une grosse sinécure ; il devint poète de cour. Sans doute on ne put faire qu’il reniât ses dieux, sa foi littéraire, — la seule qu’il professe, mais qu’il a conservée très-vive ; — on ne put faire qu’il jetât des pierres à Victor Hugo, mais on obtint qu’il gardât le silence. Ni la Légende des siècles, ce recueil d’épopées grandioses qui lui eût inspiré de si belles pages, ni les Misérables ne parvinrent à le faire sortir de ce mutisme de commande. On a le droit de le lui reprocher. Ce n’est pas tout ; il commit la faute de célébrer en vers la naissance du prince impérial. Les vers sont jolis, sans la moindre trace d’enthousiasme, et on passerait encore condamnation là-dessus, si la chronique ne racontait qu’ils ont été payés 20, 000 francs, une bien grosse somme pour des petits vers de huit pieds ! Mais ce qui étonne, ce qui confond, c’est que l’auteur de tant de pages raffinées et savantes, ce dilettante en fait d’art et de formes exquises, ait consenti à mettre en vers, en vers plats et mal rimés, informes, indignes, une élucubration soi-disant poétique de Napoléon III, une élégie en prose de l’homme de Décembre et de Sedan ! Heureusement Th. Gautier a dans les œuvres de son passé et dans les heureuses inspirations que lui réserve sans doute encore l’avenir de quoi racheter ces défaillances. En 1872, il a obtenu du gouvernement de la République une mission littéraire en Italie. — Son fils, Théophile Gautier, s’est fait connaître dans le monde littéraire par une traduction des Contes fantastiques d’Achim d’Arnim, et a plusieurs fois suppléé son père, comme critique, au feuilleton du Moniteur, puis du Journal officiel. Passé dans l’administration, il a été nommé sous-préfet à Ambert, puis chef de bureau de la presse au ministère de l’intérieur (1858), et il est passé de là à la sous-préfecture de Pontoise. — Une des filles de Th. Gautier, Mlle Judith, qui a signé tantôt de son nom, tantôt du pseudonyme de Judith Walter des traductions et diverses productions originales, a épousé M. Catulle Mendès. — Une autre a épousé aussi un poëte, M. Bergerat.