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Dohna, général habile, qui exerça sur son esprit une grande influence, l’habitua à l’ordre, à l’économie, à une vie active et réglée. Ce fut également ce général qui donna au jeune prince son instruction militaire, complétée plus tard par le duc d’Anhalt et le margrave Philippe, et c’est alors que commença à prédominer en lui le goût des exercices militaires. Jeune encore, il prit part à la guerre des Pays-Bas et connut le prince Eugène et le duc de Marlborough, qui devinrent ses amis. En 1700, il épousa la princesse Sophie-Dorothée de Hanovre. À la mort de Frédéric Ier, en 1713, il monta sur le trône, et opéra immédiatement de larges réformes économiques à la cour de son fastueux père. Il s’occupa en même temps de la réorganisation des finances, de la justice et de l’armée, consacra des sommes considérables aux améliorations agricoles, industrielles et commerciales, augmenta les revenus de l’État, porta l’armée à 80,000 hommes, punit sévèrement les administrateurs infidèles, et prépara enfin tous les éléments de la grandeur de son fils. À l’extérieur, il manqua quelquefois de fermeté, et sa politique flotta entre l’influence de l’Autriche et celle de l’Angleterre ; mais il saisit toutes les occasions d’agrandir ses États. Lors de la paix d’Utrecht (1713), il se fit reconnaître comme roi de Prusse par la Franco et par l’Espagne, et se fit assurer par ce traité la possession de Neufchâtel, de Valengin, de la Gueldre. Cette même année, il acquit le comté de Limbourg. Pendant la guerre du Nord, il empêcha les Russes et les Suédois de prendre possession de la Poméranie, et, par une alliance qu’il contracta avec le gouverneur de Holstein-Gottorp et le général suédois comte Velling, en juin 1713, il acquit des droits sur Stettin et Wismar. Ce traité donna lieu à un conflit entre la Suède et la Prusse. Charles XII, qui était engagé dans la guerre avec les Turcs, revint en Poméranie, refusa de ratifier le traité fait par son général et demanda à Frédéric-Guillaume la restitution de Stettin, sans vouloir lui rendre la somme de 400,000 thalers payés par lui aux Russes et aux Saxons pour les empêcher d’envahir la Poméranie suédoise. Frédéric-Guillaume, irrité de la conduite de Charle XII, s’allia avec la Russie, la Saxe et le Danemark contre la Suède (1715), et, pendant la guerre qui suivit, son général, Léopold de Dessau, s’empara de Rugen et de Stralsund. Par la paix qui fut signée à Stockholm, le 1er février 1720, après la mort de Charles XII, le roi de Prusse ajouta à ses États toute la Poméranie citérieure, moyennant une somme de 2 millions de thalers qu’il paya aux Suédois. En 1725, Frédéric-Guillaume conclut avec la Hollande et l’Angleterre une alliance contre l’Autriche ; mais l’ambassadeur de cette dernière puissance parvint à lui faire rompre cette alliance et l’amena à conclure le traité de Wusterhausen (1726), par lequel l’Autriche garantissait à la Prusse la possession des duchés de Juliers et de Berg, dès que la maison régnante se serait éteinte ; la Prusse reconnaissait la pragmatique sanction et s’engageait à fournir à l’Autriche un corps d’armée en cas de guerre. Lors de la guerre qui éclata en 1733, au sujet de l’élection d’un roi de Pologne, Frédéric-Guillaume, fidèle à ses engagements, fournit à l’Autriche un corps de 10,000 hommes, qu’il rappela lorsqu’il eut appris que cette puissance avait conclu avec la France des préliminaires de paix sans l’avoir consulté. Quoiqu’il eût, en matière de gouvernement, des idées presque républicaines, Frédéric poussait parfois la sévérité jusqu’au despotisme. On le vit notamment porter une loi par laquelle le domestique qui aurait volé plus de 3 thalers à son maître serait pendu. Dans sa vie de famille, il lui arriva maintes fois de corriger sa fille à coups de bâton et de traiter son fils, le prince Frédéric, de la façon la plus dure, même en public. Il aimait la chasse, les théâtres de marionnettes, les grenadiers à formes athlétiques, qu’il payait fort cher. Tout luxe était banni de sa cour. Il se plaisait a passer ses soirées dans des réunions sans apparat, avec ses intimes. Dans son collège tabagique, comme il appelait lui-même ces réunions, on fumait, on buvait de la bière, et les étrangers qui y étaient admis n’étaient astreints à aucune espèce de gêne. Rien de grand n’eut lieu sous son règne ; mais il se fit un grand nombre de choses utiles. Il fonda à Berlin des hospices, l’Académie de médecine, connue sous le nom de Collegium medico-chirurgicum, etc. ; il abolit le servage des paysans et le remplaça par la corvée ; il apprit au peuple à être sobre, actif, économe ; il s’attacha à faire régner la justice, voulut être au milieu de son peuple un véritable père de famille, se montra constamment l’ennemi de la diplomatie et des courtisans, qu’il détestait à cause de leurs intrigues. En un mot, son œuvre fut avant tout marquée au coin de l’utile ; mais on peut dire aussi qu’elle fut glorieuse, puisqu’elle prépara la Prusse au rôle brillant quelle allait jouer dans le monde.


FRÉDÉRIC II, dit le Grand, roi de Prusse, fils du précédent, né à Berlin le 24 janvier 1712, mort à Potsdam en 1786. Ce prince, destiné à devenir l’un des plus grands capitaines des temps modernes, ne montra d’abord qu’une insurmontable aversion pour la profession militaire. Élevé par des précepteurs français, il s’engoua de la littérature, des idées, des mœurs et même des modes de cette nation, au point de mériter de son père l’épithète de petit-maître. L’étude de la langue française, qui devint pour ainsi dire sa langue naturelle, de l’histoire, de la philosophie, des lettres ; la pratique des beaux-arts ; la composition d’écrits dont quelques-uns sont assez remarquables, remplirent les années de sa jeunesse et lui firent oublier le poids de la tyrannie paternelle. Pendant toute sa vie, au milieu dés occupations politiques et militaires les plus absorbantes, il conserva l’empreinte de cette éducation première et ce goût singulier pour les lettres qui en fait une des personnalités princières les plus originales du xviiie siècle, et qui a fait dire à un historien anglais, avec plus d’esprit que de justice, qu’il était un composé de Mithridate et de Trissotin. Frédéric-Guillaume, son père, d’un esprit exclusivement militaire et allemand, ennemi, d’ailleurs, de toute culture intellectuelle, s’irrita des goûts du jeune prince au point de l’accabler de mauvais traitements, et le poussa par son despotisme à une tentative de fuite, qui fut punie par le supplice de l’un de ceux qui avaient favorisé ce projet. En 1732, il le maria contre son gré à la princesse Élisabeth-Christine de Brunswick, et l’envoya servir dans le contingent prussien qui rejoignait à Philisbourg l’armée impériale commandée par le prince Eugène. Frédéric revint de cette campagne moins enthousiaste que jamais de la carrière des armes, se retira dans le comté qu’il avait reçu en apanage, au château de Rheinsberg, et vécut dans cette retraite de 1734 à 1740, entouré de savants et de gens de lettres, uniquement occupé d’art et de sciences, et entretenant une correspondance suivie avec les hommes les plus remarquables du temps, surtout avec Voltaire, pour qui il avait une admiration passionnée. Disciple de nos philosophes, il aimait d’autant plus notre pays que français signifiait pour lui libre penseur.

Il paraissait alors vouloir réaliser la chimère du roi philosophe conçue par Platon, Fénelon et tous les utopistes. En 1739, il écrivait à Voltaire : « Si la Providence était tout ce qu’on en dit, il faudrait que les Newton et les Wolf, les Locke, les Voltaire, enfin les êtres qui pensent le mieux fussent les maîtres de l’univers. » Il reste un monument curieux de ses sentiments et de ses opinions à cette époque ; c’est la réfutation du Prince de Machiavel, où il s’élève avec énergie contre les principes despotiques du publiciste florentin, et où il trace avec une sévérité toute philosophique les devoirs du souverain. Cet ouvrage fut publié par les soins de Voltaire, sous le titre de l’Anti-Machiavel (La Haye, 1740). Frédéric essaya plus tard de faire disparaître l’édition. C’est dans cette même année 1740 que la mort de son père le laissa maître du trône, d’un État florissant et d’une armée nombreuse, mais qui d’ailleurs ne s’était jamais battue. Malgré sa puissance croissante et quoiqu’elle eût été érigée en royaume depuis 1700, la Prusse n’avait pas encore de caractère bien tranché et tenait plus encore de l’électoral que du royaume, suivant une expression de Frédéric lui-même.

Dès ses débuts, le nouveau roi montra l’ambition patriotique d’élever son pays au rang des grandes nations. Il réforma les finances, augmenta l’armée et profita des embarras de Marie-Thérèse pour faire valoir des prétentions plus ou moins fondées sur les duchés silésiens. Un refus de la reine de Hongrie, héritière de Charles VI, lui fit prendre les armes contre la maison d’Autriche. Il envahit la Silésie, gagna la bataille de Molwitz (1741), où il ne joua pas, au reste, un rôle très-brillant, conclut une alliance avec la France, battit encore Charles de Lorraine à Czaslau en Bohême (1742), et obtint après cette victoire la cession de la Silésie par Marie-Thérèse (traité de Berlin). En 1744, il reprit les armes, en vertu de conventions secrètes avec la France, envahit la Bohême, s’empara de Prague, mais dut se replier sur la Silésie et répara ses pertes par les brillantes victoires de Friedberg (1745), de Sorr et de Kesselsdorf. Un autre, traité (Dresde, 1745) lui assura de nouveau la Silésie et le comté de Glatz. Pendant les dix années de paix qui suivirent, son esprit organisateur lui suggéra l’idée de réformes nombreuses, qui donnèrent un développement extraordinaire à la prospérité de la Prusse agrandie. Des marais desséchés, des manufactures établies de toutes parts, des landes stériles mises en culture, des villes fondées, des industries nouvelles naturalisées, des efforts énergiques pour abolir ce qui restait de la féodalité, la création de banques de crédit foncier et de la banque de Berlin, ta réforme de l’administration, des finances et de la législation, la promulgation d’un nouveau code, imparfait, sans doute, mais bien supérieur à ceux qui régissaient alors les autres États et qui consacrait la liberté de conscience la plus absolue : tels furent les principaux progrès accomplis par ce roi réformateur, qui, par une contradiction singulière avec ses idées philosophiques, ne pratiquait d’autre principe de gouvernement que l’absolutisme, bien qu’il approuvât en théorie la conception de ce que nous nommons aujourd’hui les gouvernements constitutionnels.

En même temps, il réorganisa l’Académie de Berlin, dont il donna la présidence à Maupertuis, attira dans ses États un grand nombre de savants étrangers et surtout de Français, parmi lesquels il faut citer Voltaire. On sait quel fut le résultat définitif de ces liaisons intimes entre des philosophes et un roi. Dans ces fameux soupers de Potsdam, où régnait, à ce qu’on prétend, la plus complète égalité entre les convives, les gens de lettres, malgré leur souplesse, ne dissimulèrent peut-être pas assez leur supériorité intellectuelle ; le roi, malgré son affectation de philosophisme, montra trop souvent par ses sarcasmes hautains qu’il était le maître. Sa rupture avec Voltaire eut l’éclat d’un événement public. Néanmoins, par cette réunion dans sa capitale des talents les plus remarquables de son époque, par cette prétention d’être le roi des esprits et de l’opinion, suivant l’expression de Michelet, Frédéric rendit de grands services à la civilisation de la Prusse. On remarquera, du reste, que la tolérance religieuse ne fut pas pour lui une lettre morte, puisqu’il accueillit dans ses États les jésuites, chassés des pays catholiques.

Au moment où éclata la guerre de Sept ans, le roi de Prusse vit se coaliser contre lui la France, l’Autriche, la Saxe et, la Russie. Pendant le cours de cette guerre (1756-1763), il n’eut d’autre appui que quelques subsides fournis par l’Angleterre et courut plus d’une fois le danger d’être écrasé. Son activité, son courage et son génie le sauvèrent, et si, dans les dix-sept batailles qu’il eut à livrer, il fut plusieurs fois vaincu, il eut aussi d’éclatantes revanches : Rosbach, où il dispersa l’armée franco-allemande commandée par Soubise ; Leuthen, un chef-d’œuvre, suivant Napoléon, et où ses manœuvres admirables donnèrent naissance à tout un système stratégique. Néanmoins, sa situation était presque désespérée, lorsqu’un changement de souverain en Russie amena un changement de politique et brisa la coalition. Frédéric sortit de cette lutte contre les grandes puissances de l’Europe avec la réputation du plus grand capitaine de son temps.

En 1763, il signa avec Marie-Thérèse la paix d’Hubertsbourg, qui rétablit les choses exactement dans le même état que celui où elles étaient avant la guerre. La Prusse garda définitivement la Silésie, mais resta épuisée d’hommes et d’argent. Frédéric guérit autant qu’il était en lui ces cruelles blessures de la guerre. 11 rétablit les villes et les villages ruinés, donna une impulsion énergique à l’agriculture, au commerce et à l’industrie, et prit une série de mesures dont quelques-unes ont été blâmées, mais dont les résultats généraux furent de relever la prospérité matérielle du pays. En 1772, il prit part au premier partage de la Pologne avec l’Autriche et la Russie, se montrant ainsi, comme dans plusieurs autres circonstances, et notamment dans ses rapports diplomatiques, le disciple de ce Machiavel qu’il avait réfuté. Quelques années avant sa mort, il prit encore les armes contre l’Autriche, qui élevait des prétentions sur la succession de Bavière, et sut l’assurer au duc de Deux-Ponts par le traité de Teschen (1779), qui fit gagner à la Prusse les duchés de Franconie. Il expira le 17 août 1786 des suites d’une hydropisie.

Comme homme de guerre, Frédéric a été comparé à Napoléon ; mais, suivant quelques historiens, il lui fut bien supérieur. « L’heureux Corse, dit M. Michelet, eut la chance unique d’hériter de Masséna, de Hoche, d’avoir à commander les vainqueurs des vainqueurs. Favori du destin, il reçut tout d’abord de la Révolution l’épée enchantée, infaillible, qui permet toute audace, toute faute même. L’armée de Frédéric, qui n’avait fait la guerre que sur les places de Berlin, était dressée sans doute ; mais tout cela n’est rien. Une armée ne se forme qu’en guerre et sous le feu ; son roi, non moins qu’elle novice, l’y conduisit, l’y dirigea, lui apprit plus que la victoire, la patience, la résolution invincible, et, en réalité, c’est lui qui la forma. Ce que ne fut pas Bonaparte, Frédéric le fut : créateur. Bonaparte eut en main l’instrument admirable, homogène, harmonique de la France si anciennement centralisée. Frédéric eut en main un damier ridicule, fait d’hier et de vingt morceaux, une armée composée et de recrues forcées et d’hommes de toute nation. Il eut un pays sans frontière, bigarré, bref, un monstre. C’est la création d’un besoin. contre le monstre Autriche, il a fallu le monstre Prusse. Comment eût-il agi, ce corps dégingandé, s’il n’eût en Frédéric trouvé l’unité, le moteur ?... Il fut le grand chef des résistances européennes. »

Ce qu’il faut admirer encore en Frédéric, c’est cette puissance de volonté qu’il portait dans ses actes militaires comme dans les choses de la vie ordinaire. Cet homme de lettres, ce philosophe, car c’était là le fond de sa nature, voulut être soldat, et il le fut, convaincu, quoiqu’il professât un certain déisme voltairien, que l’homme ne doit compter que sur lui-même. De là sa ténacité, son énergie, sa prodigieuse capacité de travail, et aussi sa constance dans les revers.

Sa passion pour la France survivait à tout, et la guerre même ne l’affaiblit pas. Après Rosbach, il fit soigneusement recueillir et soigner nos blessés, invita les officiers à sa table. « Excusez-moi, messieurs, disait-il, je ne vous attendais pas sitôt, et en si grand nombre. » Il disait encore : « Je ne m’accoutume pas à regarder les Français comme ennemis. »

Il n’avait rien non plus de la jactance habituelle des héros historiques. Dans les récits qu’il a donnés de ses batailles, il est aussi simple que modeste. Nulle excuse pour ses défaites, aucune bouffissure d’orgueil pour ses succès ; bien mieux, il est très-attentif à marquer ses fautes et ne dissimule ni le nombre des morts ni celui des prisonniers. Tous ces faits de guerre, il les juge froidement, non en capitan, comme cela est habituel, mais en politique et en penseur. « Derrière le capitaine et au-dessus est le Frëdéric roi, dont l’autre Frédéric n’est que le général. » (Michelet.)

Comparé aux autres rois de son temps, il apparaît dans sa vraie grandeur et dans son originalité. Les autres n’ont aucune idée de l’avenir, aucun sentiment de la justice, du droit, de la liberté, du progrès, et semblent plutôt des chefs barbares. Il les domine par cette force intellectuelle qui est en définitive la vraie force. « S’il n’eût été ni roi ni général, dit Michelet, il resterait encore un des premiers hommes du siècle. »

Mettez-le donc en regard de Louis XV ! Et sans parler de toutes les supériorités qu’il a sur le triste pacha de Versailles, n’avait-il pas admirablement compris ce qui restait lettre close pour l’autre, c’est-à-dire le rôle de la France à cette époque, l’œuvre profondément humaine, civilisatrice et libératrice de nos philosophes, qui ont alors bien plus sûrement conquis l’Europe que n’ont pu le faire toutes les boucheries de Napoléon ? À ce point de vue, n’était-ce pas un roi plus français que Louis XV, que ce lettré, ce penseur qui a tant écrit en français (et jamais en allemand) ; qui correspondait en prose et en vers avec Voltaire ; qui adressait des lettres si spirituelles et si philosophiques à d’Alembert, à Diderot, à Rousseau, etc. ; que celui dont Marie-Joseph Chénier a dit, dans sa belle Épître à Voltaire :

Et, tandis que chez nous l’amant de Pompadour,
Soigneux de respecter l’étiquette de cour.
T’interdisait Versailles où, portant sa livrée.
Dominait en rampant la bassesse titrée,
Frédéric, à Berlin, t’appelait près de lui,
Et, l’égal d’un grand homme, en devenait l’appui.
La, régnait chez un roi l’esprit philosophique,
Et l’empire à souper passait en république.

Et plus loin, après avoir rappelé la petite brouillerie de Voltaire et de Frédéric, et la retraite de Berlin du philosophe, qui ne tarda pas à renouer avec le roi, il ajoute :

Loin de lui cependant que de fois tes regards
Ont suivi ce héros qui chérit tous les arts ;
Qui sur tant de périls fonda sa renommée ;
Qui forma, conduisit, ménagea son armée ;
Qui fut historien, philosophe, soldat ;
Qui t’écrivis en vers la veille d’un combat.
Rima le beau serment de mourir avec gloire,
Vécut, et pour rimer remporta la victoire ;
Sut dompter les Saxons, enrichir ses sujets ;
Fit toujours à propos et la guerre et la paix ;
Aima sans l’estimer l’autorité suprême,
Et sourit sur le trône à la liberté même.

C’est Frédéric qui fit les avances d’un raccommodement avec Voltaire, raccommodement au sujet duquel celui-ci écrit à M. d’Argens, qu’il avait connu à Berlin, la charmante lettre qui suit, et que nous citons parce qu’elle contient d’intéressantes appréciations :

« De Lausanne, le 8 janvier 1758.

« Vous demandez, mon cher ami et compagnon de Potsdam, comment Cinéas s’est raccommodé avec Pyrrhus. C’est, premièrement, que Pyrrhus fit un opéra de ma tragédie de Mérope et me l’envoya ; c’est qu’ensuite il eut la bonté de m’offrir sa clef, qui n’est pas celle du paradis, et toutes ses faveurs, qui ne conviennent plus à mon âge ; c’est qu’une de ses sœurs (Mme  la margrave de Baireuth), qui m’a toujours conservé ses bontés, a été le lien de ce petit commerce qui se renouvelle quelquefois entre le héros poète, philosophe, guerrier, brillant, fier, modeste, roi, et le Suisse Cinéas, retiré du monde...

« Nous récitâmes hier une tragédie ; si vous voulez un rôle, vous n’avez qu’à venir. C’est ainsi que nous oublions les querelles des rois et celles des gens de lettres, les unes affreuses, les autres ridicules. On nous donne la nouvelle prématurée d’une bataille entre M. le maréchal de Richelieu et le prince de Brunswick. Il est vrai que j’ai gagné aux échecs à ce prince une cinquantaine de louis ; mais on peut perdre aux échecs et gagner à un jeu où l’on a pour second trente mille baïonnettes. Je conviens avec vous que le roi de Prusse a la vue basse ; mais il a le premier des talents au jeu qu’il joue, la célérité. Le fond de son armée a été discipliné pendant quarante ans. Songez comment doivent combattre des machines régulières, vigoureuses, aguerries, qui voient leur chef tous les jours, qui sont connues de lui, et qu’il exhorte, chapeau bas, à faire leur devoir. Souvenez-vous comment ces drôles-là font le pas de côté et le redoublé ; comment ils escamotent la cartouche ; comment ils tirent six à sept coups par minute.

« Enfin, leur maître croyait tout perdu il y a trois mois ; il voulait mourir ; il me faisait ses adieux en vers et en prose ; et le voilà qui, par sa célérité et la discipline de ses soldats, gagne deux grandes batailles dans un mois ; court aux Français, vole aux Autrichiens, reprend Breslau, fait 40,000 prisonniers et des épigrammes, Nous verrons com-