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aux délibérations, la principale était celle des tribunaux spéciaux, justice exceptionnelle dont le premier consul voulait être armé. Cette loi souleva quelque opposition au sein du tribunat et du Corps législatif, et n’obtint qu’une majorité relativement assez faible. Quelques jours plus tard, une loi de finances fut rejetée par le tribunat ; Bonaparte se montra fort irrité de ces semblants d’opposition, quoiqu’il eût en réalité une majorité considérable dans les trois Corps délibérants ; il se répandit en paroles acerbes, et l’on put prévoir le moment prochain où il n’y aurait plus d’autre loi que sa volonté.

Cependant les hostilités avaient été reprises en Allemagne à l’expiration de l’armistice (novembre 1800), l’Autriche ne voulant point conclure une paix particulière et se séparer de l’Angleterre. Dans cette campagne d’hiver, une des plus belles de nos annales, ce fut Moreau qui joua le rôle principal ; et, par sa mémorable victoire de Hohenlinden, par sa marche en avant jusqu’aux portes de Vienne, il contraignit l’Autriche à solliciter un armistice pour traiter de la paix. Dans le même temps, Macdonald et Brune avaient également obtenu de brillants succès en Italie. Le premier consul n’avait pas jugé à propos d’aller exercer un commandement. L’Autriche, fort abattue par tant de revers, se résigna enfin à signer la paix de Lunéville (9 février 1801), qui nous rendait la rive gauche du Rhin avec une situation prépondérante en Italie.

La lutte contre l’Angleterre continuait sur divers théâtres, à Naples, en Portugal et en Égypte, que bientôt Menou allait être contraint d’abandonner. Mais des pourparlers s’engagèrent en avril (1801) par l’initiative de Bonaparte, pour arriver à la conclusion d’une paix définitive entre les deux peuples. Toutefois, ces négociations se poursuivaient sans que la guerre fût interrompue. Dans l’intervalle, il se passa un événement assez singulier et qui ne fut pas une des moindres bigarrures de ce temps, qui n’était plus la République et qui n’était pas encore la royauté. L’Espagne, dont les troupes et la marine combattaient alors avec nous contre les Anglais et le Portugal, nous avait précédemment, comme gage d’alliance, cédé la Louisiane, sous la condition de procurer à l’infant de Parme un agrandissement en Italie avec le titre de roi. Spectacle étrange ! voici la République française, la formidable ennemie des rois, qui va maintenant distribuer des couronnes, et qui prend pour pupilles des princes de la maison de Bourbon ! C’était Bonaparte qui s’essayait à ce jeu de proconsul romain, dont il abusa tant dans la suite. Nos succès en Italie permirent bientôt au gouvernement de disposer de la Toscane, qui fut érigée en royaume sous le titre fastueusement historique de royaume d’Étrurie. En juillet 1801, les infants de Parme quittèrent Madrid pour venir dans cette capitale, dont le nom seul épouvantait les rois, recevoir leur investiture des mains du premier magistrat de la grande République. Pour éviter les embarras qu’aurait suscités en France la qualité de roi et de reine, il avait été convenu que les jeunes époux seraient reçus sous les noms de comte et de comtesse de Livourne. Ils furent partout accueillis avec une pompe officielle extrêmement brillante, et Paris eut le spectacle piquant et curieux de souverains fêtés avec éclat par des fonctionnaires publics qui, presque tous, avaient prêté le serment légal de haine à la royauté. Ce fut le régicide Cambacérès qui fut chargé de conduire le petit roi à l’Opéra et de le présenter au public de Paris.

Enfin, après des négociations très-laborieuses, poursuivies au bruit du canon et entrecoupées de mille incidents, les préliminaires de la paix furent signés le 1er octobre 1801. Cette nouvelle fut accueillie par une explosion d’enthousiasme et de joie en Franco et en Angleterre. Le traité définitif fut signé à Amiens le 25 mars 1802. Pour les conditions de cette paix glorieuse, v. Amiens (paix d’).

D’autres traités conclus avec l’Espagne et le Portugal, la Turquie, la Russie, la Bavière, complétèrent la pacification générale. Après dix ans d’une lutte sans exemple, la grande République, arrivée au plus haut point de la grandeur et de la puissance, pouvait se bercer de l’espoir d’un avenir de paix et de prospérité.

Le premier consul semblait lui-même arrivé à l’apogée de sa grandeur, et déjà compté en quelque sorte parmi les souverains de l’Europe. Dominant tous les partis par l’éclat de sa renommée, par les grandes choses qu’il avait faites et par celles qui s’étaient faites en son nom, il apparaissait comme le maître inévitable et perpétuel. Cependant des mécontentements sérieux s’agitaient autour de lui, et beaucoup de ceux qui l’admiraient déploraient néanmoins la perte des libertés publiques. Les éléments d’opposition existaient dans le Corps législatif, dans le tribunat surtout, et jusque dans le Sénat. L’esprit de la Révolution n’était pas encore complètement éteint, même chez ceux qui étaient entrés dans la voie du servilisme. Dans le traité de paix entre la France et la Russie, le mot de sujets avait été introduit par mégarde ou par routine diplomatique ; ce fait, signalé au tribunat, excita un frémissement d’indignation qu’on eut quelque peine à calmer. Les négociations avec la cour de Rome (pour le concordat) soulevèrent aussi beaucoup de récriminations, et le Sénat protesta à sa manière en repoussant les candidats aux places vacantes présentés par le consul pour élire l’ex-conventionnel Grégoire, adversaire énergique du concordat. Le Corps législatif fit une manifestation plus vive encore en portant au fauteuil de la présidence Dupuis, l’auteur de l’Origine de tous les cultes. En outre, cette assemblée, d’accord avec le tribunat, rejeta plusieurs projets de loi. Bonaparte, profondément irrité, méditait un nouveau coup d’État contre ceux qu’il nommait les bavards, les idéologues, les brouillons, les factieux. Cambacérès, plus prudent, plus délié, indiqua un moyen pour arriver au même résultat sans recourir à la violence. D’abord, on laissa les corps délibérants dans une complète inaction, en s’abstenant de leur communiquer aucun projet de loi ; puis le Sénat, habilement gagné ou intimidé, entra dans les vues du gouvernement, et élimina 60 opposants du Corps législatif et 20 du tribunat, en vertu d’un article de la constitution interprété fort arbitrairement (février 1802).

Dans l’intervalle, Bonaparte était allé à Lyon recevoir des mains de la consulte italienne la présidence de la république Cisalpine, dont il avait modelé la constitution sur celle de la France. Cette espèce de prise de possession fut d’ailleurs envisagée avec déplaisir par l’Autriche, la Russie et l’Angleterre.

Au retour de Bonaparte, on remplit les vides des corps délibérants au moyen des listes de notabilités imaginées par Sieyès (v. constitution de l’an VIII), en ayant soin de choisir surtout parmi les grands propriétaires, les préfets, les magistrats, etc. Maître désormais des corps de l’État, le premier consul ordonna une session extraordinaire, qui devait durer du 5 avril au 20 mai (15 germinal-30 floréal an X).

Le premier projet soumis fut celui du concordat, conclu avec la cour de Rome pour la restauration en France du culte catholique. Malgré les répugnances générales, les assemblées épurées adoptèrent cet acte, non par conviction, mais pour donner cette satisfaction à la politique du maître. Le dimanche de Pâques, on chanta un Te Deum solennel à Notre-Dame en présence de toutes les autorités civiles et militaires, qui durent s’y rendre bon gré mal gré. Les généraux, les officiers avaient d’abord témoigné le désir de ne pas assister à cette cérémonie, mais ils en reçurent l’ordre formel. On connaît le mot du général Delmas au premier consul, qui lui demandait comment il trouvait la cérémonie : « C’est une belle capucinade ; il n’y manque qu’un million d’hommes qui se sont fait tuer pour détruire ce que vous rétablissez. »

Il n’est pas inutile de rappeler que ce qu’on craignait alors, ce n’était pas la liberté des cultes, qui existait, mais le rétablissement d’une religion d’État.

Les autres mesures adoptées ensuite furent : le rappel des émigrés ; l’institution de la Légion d’honneur, qui rencontra une opposition sérieuse et ne fut adoptée qu’à de faibles majorités ; l’organisation de l’instruction publique ; la marque, flétrissure si justement abolie par l’Assemblée constituante ; enfin, le maintien de l’esclavage dans les colonies que l’Angleterre nous restituait.

Il devenait de plus en plus évident pour tous que Bonaparte ne se contenterait point de la dictature temporaire qu’il exerçait, et qu’il convoitait la puissance suprême et perpétuelle. Tous ses actes le disaient assez clairement ; sa famille, ses courtisans, son entourage s’agitaient pour obtenir ce résultat ; quant à lui, il dissimulait le fond de sa pensée et attendait. Enfin, quand les meneurs eurent tout préparé, le tribunat et le Corps législatif exprimèrent le vœu d’une grande récompense nationale, et le Sénat rendit un sénatus-consulte qui prorogeait pour dix ans les pouvoirs du premier consul (8 mai 1802-18 floréal an X).

Bonaparte, qui sans doute attendait une couronne, éprouva un amer dépit de n’avoir pas été mieux deviné ; et peut-être allait-il se livrer à quelque fâcheuse brusquerie, quand l’homme des situations délicates, le souple Cambacérès, s’engagea à tout réparer par un habile expédient.

Le premier consul, suivant le plan de son collègue, partit pour la Malmaison, après avoir écrit une lettre dans laquelle il remerciait le Sénat de sa décision, en déclarant qu’il était prêt à faire aux intérêts de l’État un nouveau sacrifice, si le vœu du peuple le lui commandait.

Puis, comme commentaire, Cambacérès fit prendre par le conseil d’État un arrêté par lequel la proposition était soumise au peuple français, mais complétée en ces termes : Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie ?

En fait, la royauté existait, et déjà presque aussi absolue que sous Louis XIV ; mais personne à ce moment n’eut le courage d’en prononcer le nom, ni le maître, qui bien évidemment désirait et la chose et le nom, ni les plus zélés d’entre les zélés, sauf un député obscur, qu’on fit taire et dont on se moqua. D’ailleurs, et rien ne peint mieux le byzantinisme des mœurs de ce temps, c’est au nom de la souveraineté du peuple, qui n’est rien si elle n’est permanente et imprescriptible, qu’on demandait au peuple d’abdiquer. Le souverain n’allait profiter de son droit que pour l’anéantir et enchaîner la destinée de ses enfants.

Tous les corps constitués se précipitèrent aux pieds de César et tracèrent aux citoyens leur conduite. Cependant, dans l’armée comme dans le peuple, il y avait encore un grand nombre de républicains sincères ; mais la plupart étaient subjugués par la gloire et par le succès, dominés par la fortune et les événements. Le dépouillement des registres donna pour résultat 3,568,885 approbations, et seulement 8,000 et quelques centaines de non.

Pendant que le peuple français lui décernait de nouveaux pouvoirs, Bonaparte ne songeait qu’à le dépouiller des derniers débris de liberté que la constitution de l’an VIII avait laissés à la France. Par ses ordres et sous ses yeux, on travailla donc à remanier cette constitution. On supprima les listes de notabilités, qui avaient cependant un caractère oligarchique assez prononcé, et on les remplaça par des collèges électoraux à vie, qui pouvaient donner au pouvoir l’appui d’une caste fixe. Ces collèges devaient présenter des candidats entre lesquels le Sénat choisirait les élus. En réalité, c’était le chef du gouvernement qui devenait le seul électeur. En outre, le Sénat recevait un pouvoir constituant, la faculté d’interpréter, de compléter et même de suspendre la constitution, le droit de dissoudre le Corps législatif et le tribunat, de casser les jugements des tribunaux, etc. Le premier consul fut chargé de compléter le Sénat et de pourvoir aux vacances par des nominations directes ; il eut son conseil privé, pour la ratification des traités, le droit de désigner son successeur ; enfin il reçut à peu près toutes les prérogatives qui constituent la monarchie absolue et héréditaire. Il garda les deux consuls inférieurs, comme d’humbles satellites, et, pour les récompenser de leur docilité, il fit admettre également pour eux le principe de la durée à vie.

Le conseil d’État et le Sénat se hâtèrent de voter toutes ces modifications (août 1802).

Le premier consul alla s’établir au château de Saint-Cloud ; il institua une fête nationale pour le jour anniversaire de sa naissance (15 août) ; il eut une cour, il s’entoura de plus en plus d’une pompe royale ; enfin, il n’oublia rien de ce qui pouvait le rabaisser au niveau des autres souverains.

Bientôt, cependant, éclatèrent les symptômes d’une rupture prochaine avec l’Angleterre. Les griefs ne manquaient pas de part et d’autre, et si les deux peuples voulaient passionnément la paix, les deux gouvernements se conduisaient de manière à faire croire qu’ils ne cherchaient qu’à recommencer la guerre. D’un côté, Bonaparte étendait de plus en plus son influence sur la Suisse, la Hollande et le Piémont, et changeait progressivement sa tutelle en domination, en outre, tout en justifiant les craintes et les défiances de l’Angleterre par sa politique continentale, il avait l’incroyable prétention de vouloir imposer silence à la presse anglaise, de faire la police de la pensée à Londres comme il la faisait à Paris, d’exiger la répression des attaques contre sa personne, la punition des journalistes et des pamphlétaires, et même l’expulsion des réfugiés et des princes émigrés.

D’un autre côté, l’Angleterre élevait toutes sortes de difficultés relativement à Malte, et se plaignait vivement et assez justement que Bonaparte traitât la Suisse en vassale, se fût imposé comme médiateur à la confédération, et tendit, en quelque sorte, par toutes ses entreprises, à imposer à l’Europe la dictature dont il était revêtu en France : Les intrigues des deux puissances s’entre-croisaient dans tous les États, et il était visible qu’une nouvelle guerre allait sortir de cette situation.

En mai 1803 la rupture était consommée ; les peuples allaient de nouveau s’entr’égorger pour l’ambition des maîtres du monde.

Bonaparte, tout en mûrissant le projet d’une descente, résolut d’abord d’attaquer son ennemie dans le Hanovre. Il chargea de cette expédition le général Mortier, qui commandait alors un corps d’armée en Hollande ; et, en même temps, il fit occuper plusieurs positions nouvelles dans l’Italie méridionale, et commença des préparatifs gigantesques pour une invasion en Angleterre (formation du camp de Boulogne). Pour faire face aux dépenses, il vendit la Louisiane aux États-Unis.

Pendant qu’il s’occupait avec sa prodigieuse activité de tant d’entreprises démesurées, la police consulaire découvrit le complot de Cadoudal et Pichegru, qui avait, disait-on, pour but, l’assassinat du premier consul, et très-certainement le rétablissement de la monarchie.

Bonaparte répondit aux conspirations royalistes par un acte terrible qui pèse toujours sur sa mémoire, et dont on a vainement voulu le disculper. Nous voulons parler de l’exécution du duc d’Enghien, qu’il fit enlever sur le territoire de Bade, amener à Paris, condamner par une commission militaire et fusiller dans les fossés de Vincennes (mars 1804).

Pour les détails et l’appréciation de cet événement tragique, nous renvoyons le lecteur à l’article Enghien.

C’est à ce moment aussi que fut terminé le. grand labeur du Code civil. V. ce mot.

Les corps constitués, les chefs militaires, les partisans sincères de Bonaparte, ainsi que les purs ambitieux, saisirent le prétexte des nouvelles conspirations royalistes pour prononcer le grand mot de stabilité. On provoqua de toutes parts des adresses, et enfin, dans le conseil d’État et dans le conseil privé, on agita la question de la monarchie. Elle était à l’avance résolue. Le 10 avril (1804) le tribun Curée, à la suite d’un long discours, déposa la proposition de présenter au Sénat le vœu que le premier consul fût proclamé empereur, et que cette dignité fût déclarée héréditaire dans sa famille. Cette haute comédie avait été concertée, comme toutes les transformations successives de ce gouvernement. À peine cette proposition était-elle déposée, que le cri nouveau de Vive l’empereur retentit dans l’enceinte du palais. Carnot seul parla et vota pour le maintien de la République.

Les sénateurs, sauf sept, se rallièrent avec toute l’ardeur de l’enthousiasme officiel au vœu du tribunat, et le votèrent dans les termes mêmes où il avait été présenté (18 mai 1804). C’était, d’ailleurs, la version qui avait été arrêtée en haut lieu.

Le reste de cette prodigieuse histoire appartient à l’article Napoléon Ier, sur lequel nous n’empiéterons pas. C’est là aussi que nous donnerons une appréciation générale sur le caractère et sur l’œuvre de l’homme extraordinaire qui n’a pas continué, affermi la Révolution française, comme certaines écoles se sont plu à le répéter, mais qui plutôt l’a interrompue et a réveillé parmi nous un esprit et des formes gouvernementales qu’on croyait à jamais évanouies.

Consulat et de l’Empire (HISTOIRE DU), par M. Thiers (20 vol. in-8o). Ce livre est trop universellement connu pour qu’il soit nécessaire d’entrer ici dans des détails purement bibliographiques. Il y aura, croyons-nous, plus de profit pour le lecteur et pour nous à en étudier l’esprit, le mérite intrinsèque et la portée morale et politique.

Peu d’ouvrages historiques de cette étendue ont eu un succès de popularité aussi considérable que celui-ci ; l’apparition de chaque volume était, on ne l’a pas oublié, un véritable événement, et, loin de s’affaiblir, l’engouement n’a fait que s’accroître d’année en année. Tout le monde a lu ces interminables chroniques, et cela à une époque où on ne lit plus de livres, dans un temps caractérisé surtout par le dédain des œuvres de l’intelligence et l’amour effréné des productions légères et malsaines. La critique s’est trouvée en quelque sorte désarmée, réduite à l’impuissance par ce torrent d’admiration, et les quelques voix qui ont essayé de protester, au nom de la philosophie et de la politique, ou même de faire quelques réserves timides relativement aux idées et aux jugements de l’historien, ces voix ont été couvertes, étouffées par les acclamations et les applaudissements de la foule. L’Académie française a consacré ce succès en couronnant l’œuvre, et des voix officieuses, disons mieux, une voix officielle compétente au double point de vue littéraire et politique, a salué M. Thiers du titre d’historien national.

Évidemment une vogue aussi universelle, qui ne s’attache pas d’ordinaire à des œuvres de longue haleine et traitant de matières sérieuses, ne peut guère s’expliquer que par une intime corrélation entre le livre qui en est l’objet et la mesure commune des intelligences du temps où il s’est produit. Ce qui plaît à la foule, c’est qu’elle retrouve dans ces pages ses goûts, ses passions, sa manière d’envisager les événements, et, le plus souvent aussi, ses préjugés, son admiration enthousiaste de la force et du succès.

M. Thiers, certainement, n’a pas créé le néo-bonapartisme, qui a sa source dans les équivoques acceptées par le libéralisme de la Restauration, mais il en a repris le thème pour lui donner une forme précise, arrêtée, et les plus vastes proportions ; il en a fait en quelque sorte l’épopée. Il est de ceux qui regardent volontiers dans quel sens va le courant, et qui font habilement flotter la barque de leur fortune sur le torrent des opinions communes. Ministre de la monarchie de Juillet, il avait cherché la popularité en provoquant, en organisant légalement l’apothéose de l’homme de brumaire. Historien, il n’a fait que compléter cette espèce de restauration ; il a ramené une deuxième fois les cendres du héros en qui beaucoup ne voient aujourd’hui que le génie de la contre-révolution.

Une première observation à faire relativement à l’esprit général de cette volumineuse histoire, c’est l’absence presque complète d’appréciations touchant la moralité des actes. Ce qui préoccupe surtout l’historien, ce qui l’intéresse le plus vivement dans le spectacle des choses humaines, il a pris soin de le déclarer lui-même, c’est « la quantité d’hommes, d’argent, de matière qui a été remuée. » Nous voici loin du mens agitat molem. Ici, c’est la matière qui commande à l’intelligence. On connaît suffisamment sa théorie, sa complaisance inépuisable pour tous ceux qui triomphent, son dédain pour les vaincus, qui apparemment avaient mérité leur sort, puisqu’ils sont tombés. On l’avait vu déjà, dans son Histoire de la Révolution, adopter successivement tous ceux qui s’élèvent et se mettent en possession de la puissance, et les abandonner quand ils succombent. C’est ainsi qu’il passe des constitutionnels aux girondins, à Danton, à Robespierre, aux thermidoriens, au Directoire, enfin à Bonaparte. « Tu échoues, donc tu as tort. » Telle paraît être le fond de sa philosophie historique. Ce fatalisme, il ne l’érige pas en théorie, mais il le met constamment en pratique avec une