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CHAR

nous gardons bien d’avoir une âme, cela, trous importunerait trop pendant nosremêdes. (Mme de Sév.)

— Fig, Affaires, intérêts : Conduire la charrette de l’État. Vous meniez très-bien votre charrette ; mats vous avipz oublié la petite ùoîte de saindoux pour graisser les essieux. (D’Holbach.)

— — Loe, fara. Avaleur de charrettes ferrées, Grand fanfaron.

— Loc. prov. Mettre la charrette devant les bœufs, Commencer par où l’on devrait finir : Jamais il ne s’est vu tant de charrettes devant les bœufs. (Mme de Sév.) On dit plus ordinairement : Mettre la charrue devant les bœufs.

Il Mieux vaut être cheval que charrette, II vaut mieux conduire les autres que d’être mené par eux.

— Chass. Machine dont on se sert pour approcher du gibier sans l’effaroucher.

— Encycl. Agric. La charrette est une voiture de transport reposant sur deux roues et munie d’un brancard dans lequel se place un limonier. Presque toutes les charrettes se composent de deux longues pièces de bois dont la partie antérieure forme le brancard. Les charrettes destinées à être traînées par des bœufs au joug n’ont pas de brancards ; ceux-ci sont remplacés par une flèche ou timon, dont l’extrémité postérieure, traversant longitudinalement toute la voiture, sert de maîtresse pièce pour la construction de la charrette tout entière.

Les charrettes exigent une forcé de tirage beaucoup moins considérable que les chariots. D’ailleurs, leur construction, bien qu’exigeant l’emploi de bois d’un plus fort échantillon, est plus simple et par conséquent inoins coûteuse. Mais, d’un autre côté, elles sont plus versantes, plus difficiles à charger convenablement et plus dangereuses, surtout pour le limonier, obligé de supporter la forte pression de la sous-ventriêre dans les montées, et, dans les descentes, un poids considérable sur la selletfe. Ces inconvénients sont plus ou moins graves, suivant que les charrettes atteignent des dimensions plus ou moins considérables. Celles des environs de Paris, dont les proportions sont quelquefois gigantesques, sont" par suite les véhicules les moins commodes que l’on puisse imaginer. Elles exigent, même sur des routes, le tirage de cinq à sht chevaux, et en outre l’emploi exclusif de charretiers d’une habileté exceptionnelle, et de limoniers d’une grande valeur, qui périssent promptement par l’usure ou les accidents. Mieux vaut, à tous égards, la charrette légère à un cheval qu’emploie le cultivateur écossais. Ce petit véhicule, surnommé charrette universelle, n’est, à vrai dire, qu’un tombereau. En effet, le corps de la charrette écossaise est’indépendant des brancards ; ces derniers ne se prolongent que jusqu’à quelques centimètres de l’essieu, et leur extrémité postérieure est traversée par une tige de fer qui passe en même temps dans les deux giseurs latéraux de la caisse portant sur l’essieu. La caisse peut ainsi se renverser en arrière, soit tout a fait, soit partiellement. Elle mesure environ 1 m. 65 de long sur l.m. 15 de large. Pour le transport des matières léères, on y ajoute à volonté des hausses pleines m augmentent sa capacité. Lorsqu’il s’agit e l’employer au transport des gerbes et dés fourrages, on place au-dessus de la caisse un châssis destiné à en augmenter la longueur et la largeur. Pendant la marche, la caisse est fixée aux brancards par un petit mécanisme fort simple, qui consiste en une tige courbe de fer, percée de trous, boulonnée sur la paumelle ou traverse antérieure de la caisse, et glissant dans une boîte fixée à la traverse qui relie les brancards. Une cheville de fer, mue au moyen d’un petit levier à charnière, relie la boîte et la tige de fer.

— Hist. Pendant la l’erreur, les condamnés étaient conduits à l’échafaud dans— une charrette. Aussi le nom de ce véhicule devint-il horriblement significatif. Monter dans la charrette, la fatale charrette, étaient des expressions entendues de tous et qui signifiaient: Mourir sur l’échafaud.

CHARRI (Jacques Prévost, seigneur de), gentilhomme français, né dans le Languedoc, assassiné à Paris en 1563. II.s’acquit, sous François Ier et Henri II, une grande réputation par sa bravoure et sa force physique. On raconte notamment que, se trouvant près de Creseentino, en 1524, il battit avec quelques hommes une troupe de 300 Allemands et trancha d’un coup d’épée le bras de leur chef, revêtu d’un brassard et d’une manche de maille. Lorsque, en 1563, Catherine de Médicis ordonna la formation d’un régiment de 10 enseignes d’infanterie pour former la garde à pied de Charles IX, Charri fut choisi pour les commander et devint ainsi le premier mestre de camp des gardes françaises. Aussi orgueilleux que brave, Charri refusa de reconnaître pour son supérieur Dandelot, colonel général de l’infanterie; il brava ses ordres et s’attira sa haine par des paroles imprudentes. Il traversait un soir le pont Saint-Michel pour se rendre au Louvre, lorsqu’il fut assailli par treize assassins, à la tête desquels était Chastelier-Pourtaut, gentilhomme poitevin attaché à

Dandelot, et dont quelques années auparavant Charri avait tué le frère en duel. Les assassins quittèrent Paris aussitôt après ce meurtre, dont Dandelot fut généralement regardé comme l’instigateur. Personne ne fut puni.

. CHARRIABLE adj. (cha-ri-a-ble — rad.

TIl.

d

CHAR

, ckarrier). Qui peut être charrié : Vins CHAKr riablks et de facile transport. (01. de Serres.) CHARRIAGE s. m. (cha-ri-a-je — rad. charrier). Action de charrier, de voiturer : Le charriage est difficile en hiver. (Acad.) Le charriage des betteraves s’exécute dans de grands tombereaux. (Math, de Dombasle.) Il Prix du transport : Le vin vaut bien le charriage. (J. Le Houx.)

— Fig. Tracas, suites ennuyeuses d’une affaire. Il Ce sens est tout à fait vieux.

— Argot. Nom générique des vols où l’on mystifie un individu pour le dépouiller : Il 'existe une foute de modes de charriage ; les plus usités sont vulgairement désignés sous les noms de vol. À l’américaine et de vol au pot.

. CHARRIÉ, ÉE (cha-ri-é) part, passé du v. Charrier. Voiture, transporté en charrette ou sur quelque autre véhicule : Le vin fut charrié jusqu’à notre porte,

. — Par ext..Entraîné, emporté : Des glaçons charriés par la rivière. La nature des matières charriées par le Nil a modifié les mouvements de l’exhaussement du’sol. (J.-J. Marcel.)

CHARRIÉ (Étienne-Marcel), jurisconsulte français, né à Montignac-de-Lauzun en 1785, mort à Sardriac en 1860. Il fut un avocat distingué, qui avait adopté le genre et la méthode do Bellurt, son ami. Parmi ses plaidoyers, on cité surtout celui qu’il prononça pour Mme de Lesparda, à qui Joseph Chénier avait légué ses manuscrits et qui se les voyait disputer par les collatéraux du célèbre poëte. On a de M. Charrié : Méditation sur le barreau (1835, in-8°).

CHARRIER s. m. (cha-rié — rad. charrée). Techn. Pièce de grosse toile que les blanchisseurs étendent sur le cuvier où coule la lessive, et sur lequel ils placent la charrée : Puis vous coulerez le tout au travers d’une grosse nappe ou charrier. (A. Paré.)

CHARRIER s. m. (cha-rié). Navig. Ouvrier oui travaille au chargement d’un bateau. Il On dit aussi, par corruption, CARRUYER.

CHARRIER v. a. ou tr. (cha-ri-é — rad. char. Prend deux ï de suite aux deux premières personnes pluriel de l’imparfait de l’indicatif et du présent du subjonctif : Nous charriions, que vous charriiez). Voiturer en charrette, transporter en plusieurs fois par un procédé quelconque : Charrier des pierres. Charrier des gerbes. Charrier du vin. Des hommes qui charrient le bois du Liban. (La Bruy.)

— Par ext. Entraîner, emporter dans son cours : Celte rivière charrie beaucoup de sable, de gravier, de limon. Ce fleuve charrie des glaçons. La mer commence à charrier des glaces, au Spilzberg, dans les mois d’avril et de mars. (Butf.) Plusieurs fleuves sont aurifères, dest-à-dire charrient de l’or dans leur sable. (Millin.)

— Fig. Propager d’un lieu dans un autre : Les fleuves charrient les idées aussi bien que tes marchandises. (V. Hugo.)

— Absol. Entraîner des glaçons : La Seine sera bientôt prise, elle charrie. (Acad.)

— Argot. Voler par le charriage, en mystifiant sa victime.

■— Mar. Charrier de la voile, Se dit d’un navire qui porte beaucoup de voiles, il Les Normands disent carrosser, et les Levantins carrager ; les matelots emploient quelquefois le mot torcher dans le même sens.

— v. n. ou intr. Voyager en char, voyager en général. Il Vieux, mot..

— Loc. fam. Charrier droit, Marcher droit, se bien tenir, veiller sur ses paroles onsur ses actions : Louis XI étoit maître avec lequel il falloit charrier droit. (Commines.) Il Cette locution n’est plus en usage.

— Fauconn. En parlant de l’oiseau, Emporter la proie et ne revenir qu’à la voix : Ce faucon charrie. Il Se laisser entraîner à la poursuite de sa proie.

CHARRIER (Marc-Antoine), homme politique français, ardent royaliste, né à Nasbinals dans le Gévaudan, en 1753, mort sur l’échafaud à Rodez, en 1793. Il fut élu député aux états généraux, en 1789, par le tiers état du Gévaudan, et s’y fit remarquer par son zèle pour la’cause royale. Entraîné par les agents des princes émigrés, il ftnta ensuite de mettre le département de la Lozère en insurrection, et y organisa des bandes royalistes. Il défit en plusieurs rencontres les troupes républicaines, au pouvoir desquelles il finit par tomber. Condamné à mort par le tribunal criminel de l’A » veyron, il fut exécuté le lendemain.

CHARRIER DE LA ROCHE (Louis), prélat français, né à Lyon en 1738, mort en 1827. Il fut d’abord grand vicaire de M. de Montazet, archevêque de Lyon, et, comme lui, se montra fort attaché aux doctrines jansénistes. Nommé par le clergé lyonnais député aux états généraux, il y défendit avec ehaleur la constitution civile du clergé, et publia à cette occasion une brochure qui fit beaucoup de bruit. Elle a pour titre : Du culte public de la religion catholique en France (1790). Il fut élu, l’année suivante, évêque de la Seine-Inférieure j mais, repoussant le mariage des prêtres et le divorce, il donna sa démission au mois d’octobre. Napoléon l’appela au siège de Versailles en 1802, et je fit son aumônier en 1804.

CHARIUER-SA1NNEVILLE (Charles-Sébastien Salicon, et plus tard), administrateur

CHAR

français, né à Grenoble en 1768, mort en 1840. Il épousa la nièce du précédent, et prit à cette occasion le nom de Charrier. Il était lieutetenant de police à Lyon, lorsque, par une brochure intitulée : Compte rendu des événements gui se sont passés à Lyon depuis l’ordon’nance au 5 septembre 1816 jusqu’à la fin d’octobre 1817 (1818, in-Sû), il attira l’attention du gouvernement sur la conspiration factice du 8 juin, et devint ainsi en butte à des haines puissantes, par suite desquelles il rentra dans ta vie privée. Il mourut fou,

CHARRIÈRE s. f. (cha-riè-re — rad.char). Chemin rural où les charrettes peuvent passer.

— Espèce de grand bac employé autrefois au passage des rivières.


CHARRIÈRE (Joseph DE LA), médecin, né à Annecy, en Savoie, vers le milieu du XVIIe siècle. Il compléta ses études médicales à Paris, et revint exercer son art dans sa ville natale. On a de lui deux ouvrages qui ont longtemps joui d’une grande réputation : Traité des opérations de la chirurgie, avec plusieurs observations et une idée générale des plaies (Paris, 1690), qui a eu de nombreuses éditions et a été traduit en plusieurs langues ; Anatomie nouvelle de la tête de l’homme et de ses dépendances (Paris, 1703).


CHARRIÈRE (Mme  Isabelle-Agnète DE Saint-Hyacinthe de), femme de lettres de la Suisse française, née à Utrecht, en Hollande, en 1741, morte en 1806, à sa campagne de Colombier, dans le canton de Neufchâtel. Elle appartenait à une famille noble et fut élevée à La Haye. L’aimable, la spirituelle, la charmante femme dont nous nous occupons, l’amie de Mme  de Staël et de Benjamin Constant, s’appelait de son nom de famille J.-A.-E. Van Tuyll Van Scrooskerken Van Zuylen. Malgré tous ces v, tous ces k, elle fut une vraie Française, une Française de Paris, même de Versailles, par le ton, la langue et l’esprit.

Jusqu’en 1767, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de vingt-six ans, sa vie se passe dans la haute société hollandaise, à la cour, et, durant l’été, à Voorn, à Hur, à Arnheim. De là elle écrit à sa mère des lettres pleines de laisser-aller, de finesse, d’observation, de charme, au bas desquelles Mme  de Sévigné, qu’elle aimait tant à lire, apposerait son nom sans hésiter, et qui déjà nous font deviner le futur auteur de Caliste et des Lettres neuchâteloises. Lisez plutôt : « Au déjeuner, M. de Casembrood (le chapelain) lit dans la Bible, en robe de chambre et bonnet de nuit, et cependant en bottes et culottes de cuir, ce qui compose en vérité une figure très-risible et point charmante. Sa femme paraît le regarder comme un autre Adonis. Il est de bonne humeur, obligeant, assez commode et toujours pressé. Hier, il nous régala de la compagnie du baron Van H…, cousin de la suivante, gentilhomme très-noble et non moins gueux. Le langage, l’habillement et les manières, tout était plaisant. Je demandai : Qu’est-ce que la naissance ? Et d’après la réponse que l’on me fit, je me répondis : C’est le droit de chasser. »

Cependant cette gaieté spirituelle cache une âme forte, stoïque même, un cœur triste par nature et replié en lui-même. « Quand j’étais jeune, écrit-elle en 1804, j’ai cent mille fois répété en arpentant le château de Zuylen :

Un esprit mâle et vraiment sage,
Dans le plus invincible ennui,
Dédaigne le triste avantage
De se faire plaindre d’autrui. »
        Gresset, la Chartreuse.

En 1767, Isabelle de Zuylen, Belle, ainsi qu’on l’appelait dans l’intimité, quitte La Haye et fait le voyage d’Angleterre ; un nouveau champ d’observations se présente à elle et elle y glane à pleines mains : « Vous seriez étonnée, écrit-elle, de voir la beauté sans aucune grâce, de belles tailles qui ne font aucune révérence supportable, quelques dames de la première vertu ayant l’air de grisettes, beaucoup de magnificence avec peu de goût. C’est un étrange pays. On comptait hier dans mon voisinage six femmes séparées de leurs maris ; j’ai dîné avec une septième. La femme du meilleur air que j’aie encore vue, la plus polie, la mieux mise a donné un nombre infini de pères à ses enfants… »

M. Sainte-Beuve, qui a en quelque sorte révélé Mme  de Charrière au public littéraire français, s’exprime ainsi au début de la très-curieuse notice qu’il lui a consacrée : « J’ai eu entre les mains nombre de lettres d’elle à sa mère et à sa tante, dans l’intervalle des années 1760 à 1767. Elle n’était pas mariée à ces dates ; elle pouvait avoir vingt ans environ en 1760… Elle écrit à sa mère toujours en français, et du plus leste ; c’est sa vraie langue de nourrice. Elle lit avec avidité nos auteurs, Mme  de Sévigné, la Marianne de Marivaux, même l’Écossaise de Voltaire, ces primeurs du temps ; le Monde moral de Prévost. » Aux grandes tantes, aux grands parents respectables, elle était obligée de parler ou d’écrire en hollandais, et l’on voit par ses petites moqueries que cela répugnait à son génie éminemment français, à son goût, à ses habitudes.

Au retour de son voyage en Angleterre, Mlle  de Tuyll, riche, belle, pleine de séductions de toutes sortes, recherchée par des épouseurs de la plus haute société, — il y en eut de maisons souveraines, — choisit entre tous ses prétendants celui qui semblait avoir le moins de chances : M. de Charrière, simple et pauvre gentilhomme vaudois, instituteur de son frère. « Le pays de Vaud était volontiers, dit M. Sainte-Beuve, un séminaire d’instituteurs et d’institutrices de qualité. » La sympathie seule décida de son choix. Renonçant à de plus brillantes destinées, elle consentit à suivre son mari dans la Suisse française. Dans cette patrie de Saint-Preux, dans le voisinage de Voltaire, elle songea à remplir ses loisirs. Elle vivait à la campagne, dans la petite terre de Colombier, propriété de son mari, sur les bords du lac de Neufchâtel. Et là elle put cultiver librement et paisiblement les lettres, réalisant ainsi un ancien rêve. On a avancé à tort que notre romancière n’avait pas eu de dot ; nous savons par M. Gaullieur, savant littérateur suisse, mort il y a peu d’années et héritier des papiers de Mme  de Charrière, qu’elle apporta à son mari 100,000 florins de Hollande.

Mme  de Charrière embellit le domaine neuchâtelois au moyen de la fortune qu’elle eut le plaisir d’apporter à l’homme de son choix. Colombier est un endroit charmant, tout entouré de vignobles, de prairies et de belles allées d’arbres antiques, qui conduisent les promeneurs sur les bords du lac. Ce joli lac helvétique, si voisin des frontières de la France et au pied du Jura, a aussi son Coppet, Colombier, village doublement célèbre, car il fut aussi la résidence de ce mylord Maréchal, qui connut J.-J. Rousseau et le protégea.

Quoique Mme  de Charrière ne se piquât pas d’être une femme savante, nous dit une petite notice imprimée en tête des Lettres neuchâteloises, la littérature fut l’occupation à peu près exclusive de sa vie ; la musique y eut aussi une part considérable, surtout durant un séjour assez long qu’elle fit à Paris, sa patrie intellectuelle. Elle n’avait pas moins de quarante-cinq ans, paraît-il, quand elle vint chez nous, vécut avec Mme  Necker, ou du moins tout près d’elle, se lia avec Mme  de Staël et avec Benjamin Constant, qu’elle initia, pour ainsi dire, aux lettres, et qui plus tard lui fit infidélité d’amitié, quand l’astre de Coppet se fut levé. Quelques personnes penchent à croire que les rapports de M. de Constant avec ces deux femmes célèbres ne furent pas purement platoniques, car Mme  de Charrière, qui du reste conserva toujours la réputation d’une personne vertueuse autant que charitable, se brouilla avec Mme  de Staël, quand celle-ci se fut liée avec l’auteur d’Adolphe. On cite un portrait placé dans ce roman, et qui semble se rapporter à notre Hollandaise, devenue Neufchâteloise par le fait de son mariage, mais restée toujours Française par l’esprit, l’imagination et le style.

Mme  de Charrière était à Paris au moment où la grande crise de 1789 préludait par l’assemblée des notables et les conflits avec le parlement. À cette époque, les préoccupations de la politique faisaient grand tort aux idées littéraires. Dix ans plus tôt, notre personnage aurait pu faire sensation dans les salons parisiens ; mais alors il était trop tard. Le flot des grands événements commençait à monter, à tout envahir. La Révolution priva Mme  de Charrière d’une grande partie de ses revenus. Elle diminua alors le luxe de sa maison, et retrancha de sa table pour pouvoir continuer de secourir les indigents. Elle fit des ingrats et se trompa fréquemment dans le choix de ses amis. La triste expérience qui en résulta pour elle, les événements publics et l’affaiblissement de sa santé la décidèrent à se confiner dans une retraite où elle n’admit qu’un très-petit nombre d’intimes. Elle mourut à soixante ans.

Cette femme distinguée était passionnée, romanesque, spirituelle et même quelque peu philosophe, respectant la morale, pyrrhonienne sur tous les objets de spéculation, mais très-ferme sur les devoirs de chaque état et de chaque situation de la vie. Ses compositions présentent des tableaux aimables, variés, vrais et parfois d’une certaine hardiesse. Friande de louanges, elles prêtait pourtant assez volontiers l’oreille aux conseils de ses intimes. Nous ignorons ce que sont devenus les papiers tombés en la possession de feu M. Gaullieur. C’est par avarice de collectionneur, autant que par scrupules de délicatesse, que cet érudit professeur n’a pas voulu publier cette correspondance intime. Peut-être en ressort-il quelque chose de préjudiciable à la bonne renommée d’une femme qu’on peut classer à côté de Mmes  de Krudener, de Staël, de Montolieu, assez près de Toppfer et de Xavier de Maistre, autres Français qui n’étaient pas nés en France.

Aux dons intellectuels, Mme  de Charrière joignait les avantages physiques, bien qu’elle-même, par excès de modestie sans doute, paraisse en douter dans certain passage d’une lettre. Citons à ce propos quelques lignes de M. Gaullieur : « Son buste par Houdon, son portrait peint par Latour à l’époque de son mariage, portrait qu’on peut voir dans ma bibliothèque à Lausanne, témoignent de l’étincelante beauté de Mme  de Charrière ; l’épithète est d’un de ses adorateurs. » Le même auteur nous apprend que la dot considérable de la dame retourna à un sien neveu à Utrecht, car elle n’eut pas d’enfants de son mariage. Le buste dû au ciseau de Houdon est en marbre blanc, et orne aujourd’hui la bibliothèque cantonale de Neufchâtel. La tête de Mme  de Charrière est fine, élégante, aristo-