Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 3, part. 4, Chao-Chemin.djvu/219

Cette page n’a pas encore été corrigée

1164

CHEM

commentaires accompagnés de remarques et d’annotations.

Après ce déluge de paroles, notre homme çarut vouloir reprendre haleine ; il s’essuya le tront avec son mouchoir et respira bruyamment à plusieurs reprises, tout étonné de n’avoir pas reçu une seule fois la réplique de son muet interlocuteur, qui avait essuyé cette bordée avec l’impassibilité du sage d’Horace. Sa figure rêveuse, méditative, ne s’était pas même tournée vers le commis voyageur.

Voila un homme qui ne me revient guère, pensa celui-ci ; il a l’air en dessous. Je n’aime pas ces gens à expression concentrée ; ils semblent toujours ruminer un mauvais coup.

Cependant il se décida à rompre tout a fait la glace, en adressant la parole à ce personnage taciturne.

— Monsieur voyage aussi pour affaires, sans doute ?

Un balancement de tète, de haut en bas, fut l’unique réponse.

— Et pour quel genre d’articles, si ce n’est pas être indiscret ?

— Crimes de toute catégorie : vols avec effraction et assassinat, faux de toute espèce, viols, empoisonnements, incendies...

À cette lugubre énumération, débitée d’une voix caverneuse, le commis voyageur sentit un frisson de peur ; il rit un violent effort sur lui-même pour fermer les yeux, autrement ils lui seraient sortis de la tête. Il se rejeta dans son coin et ne desserra plus les dents. Mais il ne cessa de jeter des regards inquiets sur son compagnon, dont le jeu physionomique était loin de le rassurer. Il semblait, en effet, livré à d’inexplicables émotions, rougissant, pâlissant tour à tour ; tantôt son grand œil bleu paraissait s’enflammer, tantôt il semblait se voiler de larmes. Une. lutte terrible, assurément,

CIIBM

s’était engagée dans le cœur de cet homme, lutte que trahissaient encore plus des gestes brusquas, rapides, passionnés ; les mots inarticulés de mort, agonie, poison, arrivaient même jusqu’au bord de ses lèvres.

Notre commis voyageur était épouvanté, et beaucoup l’eussent été à sa place, car les traits de l’iiutre voyageur revêtaient parfois une singulière expression de vivacité, de colère ou d’indignation.

Si ce n est pas un fou furieux, pensa le placeur de cuirs, c’est évidemment un grand criminel. En attendant, tenons-nous sur nos gardes, et nous verrons à Lyon.

Il n’eut pas plus tôt mis les pieds hors de la voiture qu’il s’élança chez le procureur de la république, auquel il fit un récit dramatique des péripéties de son voyage.

— Et vous croyez, lui dît le magistrat après l’avoir écouté attentivement, que c’est un grand criminel ?

— Oh 1 monsieur, il ne faut pas en douter un seul instant : ce regard, ces mots entrecoupés, ces gestes significatifs... un homme comme moi ne peut pas s’y tromper.

— Voyons, reproduisez-moi son signalement.

Et le commis voyageur d’analyser de nouveau chaque ligne de la figure, avec force métaphores, il est vrai, mais qui n’enlevaient pas à son récit un certain cachet de vérité.

— C’est bien cela, fit le magistrat en souriant. Nous sommes prévenus de son arrivée à Lyon.

— Vous le connaisse ? donc, monsieur ? N’estce pas que c’est un homme dangereux ?

— Tout ce que je puis vous dire, répliqua le magistrat, c est qu’il ne fait pas bon l’avoir pour adversaire. Ah 1 il nous donne du rïl à retordre. Au plaisir de vous revoir, ajouta-t-il d’un air légèrement ironique. Toutefois, rassurez-vous, -votre tête ne court aucun risque.

CTÎEM

I, e commis voyagent- se retira convaincu qu’il venait de sauver la société d’un grand péi-il, et, le soir, a la table d’hôte, il ne manqua pas de se tresser une couronne de civisme en présence de tous ses confrères.

À propos, dit l’un de ces messieurs, ’ c’est demain que se juge ce fameux procès d’empoisonnement. Ce sera curieux, et je ferai lont mon possible pour entrer dans la salle où l’affaire sera jugée, à la cour d’assises.

Chacun en dit autant, et notre commis voyageur en cuirs, ne fut pas le dernier, le lendemain, a se faufiler comme il put dans le prétoire, où l’affluence était énorme. Lorsque l’audition des témoins eut été achevée et que le procureur de la république eut fulminé son réquisitoire, écrasant pour l’accusé, le défenseur de celui-ci se leva, et un silence plus profond encore s’établit.

L’avocat discuta d’aiord les charges de l’accusation d’une voix nette, claire, incisive ; les prit une à une et en fit ressortir les vices, les faiblesses, les inconséquences, avec une vigueur irréfutable, qui les réduisit à néant. Tout à l’heure, l’éloquence du ministère public semblait inattaquable-, elle était maintenant réduite au silence. Fuis, envisageant les faits de plus haut, l’avocat eut des accents émus qui ne s’adressaient qu’au cceur et à la conscience ; sa parole vibrante prit des intonations irrésistibles, et de temps à autre un frémissement électrique semblait envahir et les juges, et les jurés et les auditeurs. En quelques instants, cette parole ardente, passionnée, impétueuse, eut dissipé tous les doutes et porté la lumière dans tous les esprits. L’homme assis sur le banc des criminels n’était déjà plus un accusé, mais un innocent.

Après avoir terminé son éloquente plaidoirie, l’avocat se rassit au milieu des applaudissements que la sévérité du lieu fut impuissante

CIIEM

à contenir. Dans ce intuivi-ment, il se tourna vers le prétoire, et sa figure encore iiispaeo apparut aux regards des aiWiteurs.

Non, si Béelzébuth sautait brusquement a pieds joints dans mon éctitoire, je n’éprouverais pas un soubresaut pyreil à celui qui souleva notre commis voyageur à la vue de celte physionomie. Il demeura immobile et bouche béante ; Feisèe serait revenu exprès du Tartare pour lui montrer la tète de la Gorgone qu’il n’eût pas semblé plus pétrifié. C’est que cet éloquent défenseur de l’innocence, celui qui avait captivé, subjugué par le charme ou la puissance de sa parole des juges prévenus peut-être, et écarté de la tète de son client l’expiation suprême, cet homme, c’était le compagnon du commis voyageur en diligence ; celui que sa sollicitude pour les intérêts sociaux l’avait fait signaler au procureur de la république. En ce moment, pour comble de malheur, ses regards se croisèrent avec ceux de l’avocat, qui sourit légèrement, et lui envoya de la main un. petit salut où le fils de saint Crépin crut trouver un peu d’ironie. Il attendit que la foule fût écoulée, puis, avisant un imissier : Monsieur, lui dit-il, comment appelez-vous donc l’avocat qui vient de plaider si merveilleusement ?

— Comment ! fit l’huissier tout étonné, vous ne connaissez pas AI. Lnchaud, ou du moins vous ne saviez pas qu’il devait défendre l’accusé, lorsque tous les journaux l’avaient annoncé ! Ile quel pays sortez-vous donc ?

— Ah oui, M. Lachaud, reprit notre homme abasourdi ; M. Lachaud du barreau de Paris, n’est-ce pas ? Si, si, je le connais bien, qui estce qui ne le connaît pas ? Oui, oui, M. Lachaud ; maintenant je comprends.

Et il se retira en se tenant la tête à deux mains et en chanceiant comme un homme ivre