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charmants, ce descendant de Thibaut de Champagne : pour Gabrielle d’Estrées, il composa plus d’une chanson, d’une main qu’on ne dirait point avoir manié si dextrement le sabre ; écoutez :

 Viens, Aurore,
Je t’implore,
Je suis gai quand je te voi.
La bergère
Qui m’est chère
Est vermeille comme toi.

Ou bien cette autre :

Charmante Gabrielle,
Percé de mille dards,
Quand la gloire m’appelle
À la suite de Mars,
Cruelle départie !
Malheureux jour !
Que ne suis-je sans via
Ou sans amour !

. . . . . . . . . .


Je n’ai pu dans la guerre
Qu’un royaume gaigner ;
Mais sur toute la terre
Vos yeux doivent régner.
Moment digne d’envie,
Heureux retour,
C’est trop peu d’une vie
Pour tant d’amour.

Sous la Fronde, on chante beaucoup, mais des chansons politiques :


Un vent de Fronde
A soufflé ce matin,
Je crois qu’il gronde
Contre le Mazarin.

Et le Mazarin faisant écho répond : Ils chantent, ils payeront.

Sous Louis XIV, sous le règne de Mme de Maintenon, il ne s’agit plus de politique, mais de plaisirs, et derrière le masque de la décence, de la religion, se prépare l’orgie du XVIIIe siècle. C’est Méré et Debarriaux, c’est Ninon et sa cour, c’est Saint-Réal, Saint-Pavin et Lainez, c’est le duc de Vendôme avec Chaulieu et La Fare. Le Mercure, galant fait son apparition, le Mercure galant, c’est-à-dire le journal du petit monde païen qui vivait à côté de la thébaïde de Versailles, le recueil des historiettes qui l’égayaient, des jolies chansons qu’on y chantait et que nous avons le regret de ne pouvoir transcrire ici.

Au Mercure galant, le XVIIIe siècle ajoute l’Almanach des Muses et le Recueil du Caveau, car le Caveau vient de se fonder. À côté du Caveau bientôt se forment la Société d’Apollon, celle des Enfants de la lyre, bien d’autres encore : on dirait qu’on pressent le grand drame de 1789, et on se laisse aller aux douceurs de l’heure présente, on se hâte de jouir.

De toutes parts, l’écho apporte de joyeux refrains accompagnés du choc des verres ; c’est l’âge d’or qui est revenu pour la terre ; c’est une fête, c’est un banquet perpétuel, que président tour à tour Gresset, Lattaignant, Gentil-Bernard, Piron, Panard, Collé, Crébillon, Bernis, Boufflers, Parny, etc.

Mais voilà que tout à coup, au milieu de l’orgie, un chant s’élève, qui étouffe le son des grelots agités par la Folie, un chant mâle, héroïque, sublime, la Marseillaise, la Marseillaise chantée par la France entière, avec accompagnement du canon.

La tourmente passée, le Caveau rouvre ses portes devant Désaugiers, Piis, Antignac, Gouffé, Brazier et Garat. La chanson retrouve sa voix et chante, mais un peu timidement, ce semble ; on dirait qu’elle entend les derniers grondements de 1789 ; qu’elle est gênée, effarouchée encore, et M. Étienne, dans son discours de réception à l’Académie française, ayant à faire l’éloge du chansonnier son prédécesseur, de Laujon, peut dire : « Nous avons un peu négligé ce précieux héritage de la gaieté de nos pères. Qu’est devenue cette joie vive et franche qui charmait leurs loisirs et embellissait leurs fêtes ? Nous sommes sérieux, rêveurs jusque dans nos plaisirs ; la froide étiquette préside à nos festins, et la triste raison s’assied avec nous. »

En ce temps-là, un frère de Rabelais, de Montaigne, de Régnier, de Molière, de La Fontaine, c’est-à-dire un esprit éminemment français, un vrai Gaulois, ennemi de l’enflure, plein d’un bon sens exquis et de malice, ingénieux et charmant, un vrai chansonnier en un mot, et aussi un vrai poète par la perfection vraiment attique, la perfection inimitable de son style, préparait le premier recueil de ses chansons. Nous avons nommé Béranger. Béranger sortit quelquefois du chemin semé de roses et de myrtes dans lequel était resté Anacréon ; il écrivit des chansons politiques, de véritables odes, grandes, belles, pleines à la fois de verve et de sentiment ; il fit de sa Muse démocratique l’écho des impressions tristes que ressentait alors le peuple ; le peuple se reconnut en cette Muse ; Béranger fut proclamé le poëte populaire, national. Dans toutes les mémoires se gravèrent le Vieux drapeau, la Sainte-Alliance et cent autres magnifiques élans lyriques ; toutes les bouches les répétèrent. Mais nous n’avons point ici à étudier Béranger, à qui le Grand Dictionnaire a consacré un long article ; nous n’avons pas surtout à nous occuper de ses chants politiques.

C’était à ces derniers cependant que le chansonnier attachait toute sa gloire : quant aux autres, « les pauvrettes, > si les mangeurs de cumin, comme dit Juvénal, c’est-à-dire les hypocrites, les tartufes, les attaquaient, voici comment il croyait, lui, devoir les défendre. « Je dirai, écrit-il, sinon comme défense, au moins comme excuse, que ces chansons, folles inspirations de la jeunesse et de ses retours, ont été des compagnes fort utiles données aux graves refrains et aux couplets politiques. Sans leur assistance, je suis tenté de croire que ceux-ci auraient bien pu n’aller ni aussi loin, ni aussi bas, ni même aussi haut : ce dernier mot dût-il scandaliser les vertus de salon. »

Nous croyons qu’on oubliera, qu’on est en train d’oublier, même qu’on a oublié quelque peu les chants politiques de Béranger, malgré leur grande beauté, et parce que ce sont des chants politiques, des chants de circonstance ; mais en haut et en bas, dans les salons, dans les ateliers, sous le chaume, longtemps, bien longtemps, on répétera ce que le poète appelle les folles inspirations de sa jeunesse, ses chansons, ses vraies chansons, ingénieuses, charmantes, pleines de malice et de bon sens, exquises par la forme, monuments élevés aux grâces, petits chefs-d’œuvre auxquels l’antiquité n’a rien à opposer.

Qu’est la chanson aujourd’hui ? Certains esprits chagrins, ceux-là qui voient le passé en rose et le présent toujours en noir, et ils sont nombreux, car ils se composent de tous ceux qui disent, comme ce président de Grenoble : « Je ne lis plus, je relis ; » de tous ceux qui ne peuvent plus vivre, mais seulement assister à la vie, suivant l’expression de Ducis, ceux-là vous diront : « Ah ! ce n’est plus comme au bon vieux temps ; on ne chante plus aujourd’hui ; la chanson est morte. » Certes, l’heure présente est grave, et l’on comprendrait que la chanson se tût un instant ; mais « le Français chante ses défaites, ses misères ou ses maux aussi volontiers que ses prospérités et ses victoires. »

Donc la chanson ne peut être morte, elle ne doit pas mourir. Et, en effet, laissant de côté les refrains poissards dont Vadé fut l’inventeur, et qui sont tant à la mode aujourd’hui, sans tenir compte des Femme à barbe, des Casque à Mengin, hurlés dans les Alcazars et les Eldorados par des filles sans vergogne, que de vraies chansons nous pourrions transcrire ici ! que longue serait la liste des chansonniers à l’esprit vif, alerte, moqueur, gaulois, des vrais chansonniers, si nous la donnions complète ! Voici Granger, H. Lefèvre, A. Flan, Protat ; voici Nadaud, charmant en sa simplicité ; Pierre Dupont, peut-être un peu trop lyrique parfois pour qui n’aspire qu’au titre de chansonnier… Enfin le Caveau, bien que devenu philosophique, a encore ses accès de belle humeur ; et tenez, voici que le premier vendredi du mois dernier, il ouvrait ses portes à un frère d’Horace, devant lequel l’Académie française les avait fermées, à Jules Janin ; et le plus sympathique, le plus spirituel, le plus charmant de nos écrivains, payait, il n’y a pas longtemps (juillet 1866) son écot au grand banquet annuel du Moulin-Vert, en rendant en chanson le mot omnibus complet qui lui était échu par le sort. Au mot caveau, nous avons parlé de cette réception et rapporté tout au long la pièce de M. J. Janin. — Non, la chanson n’est pas morte.

— Allus. litt. Tout finit par des chansons, Allusion à un vers célèbre d’un couplet du Mariage de Figaro, chanté par Brid’oison, en bégayant, comme toujours :


Eh ! messieurs, la comédie
   Que l’on juge en ce-et instant,
   Sauf erreur, nous pein-eint la vie
   Du bon peuple qui l’entend.
   Qu’on l’opprime, il peste, il crie,
   Il s’agite en cent fa-açons ;
   Tout fini-it par des chansons.

Ce vers caractérise, d’une manière tout à la fois juste et comique, la frivolité particulière du caractère français, qui finit par ne plus trouver que matière à chansons dans les événements les plus sérieux et même les plus tristes, comme le prouve, entre autres, la complainte de Marlborough. En voici des exemples ;

« Les chansons feront un effet plus prompt que les écrits, en seront les précurseurs, et répandront déjà des étincelles de lumière. La chanson des Marseillais éclaire, inspire et réjouit à la fois : elle suffirait seule pour subjuguer toute la jeunesse brabançonne. Je conclus à ce que l’on attache quatre chanteurs à chacune de nos armées. Faire notre révolution en chantant est un moyen presque sûr de l’empêcher de finir par des chansons. »

              (Chronique de Paris, 1792.)

« On subissait les lois en les méprisant, et on se vengeait encore par des chansons. Mais la chanson de Figaro, ce n’est déjà plus la représaille furtive du faible et de l’opprimé, c’est l’éclat de rire après la victoire ; elle ne tue pas seulement, elle insulte, bafoue et déshonore. »

                         Lanfrey.

« Depuis l’ouverture du congrès, nous ne sommes plus ce peuple chantant et frivole d’autrefois ; on a supprimé les grosses pensions accordées au violon, à la flûte, au fausset et au ténor ; les chansonniers ne sont plus, comme dans le vaudeville final de Figaro, jugés en dernier ressort ; la grosse artillerie de Temeswar l’emporte sur M. Piis, et, au vers de Figaro :

Tout finit far des chansons,

le parterre a substitué celui-ci :

{{Centré|

Tout finit par des canons.}}
      Hatin, Histoire de la presse.


Chanson en l’honneur d’Harmodius et d’Aristogiton. Ce chant est, avec les élégies guerrières de Tyrtée, le chant national, la Marseillaise des Grecs. Longtemps elle fut attribuée à Alcée, qui était mort bien avant l’acte de dévouement qu’elle célèbre : grâce à Hésychius, nous savons que le véritable auteur de cette chanson est Callistrate. Elle eût été perdue pour nous sans Athénée, qui nous l’a conservée dans son Souper des sophistes. En la lisant, on conçoit qu’elle devait promptement devenir populaire à Athènes, où elle fut connue peu de temps après la disparition du dernier des Pisistratides. Sa popularité provient des sentiments qu’elle exprime ; car, au point de vue historique, la donnée en est fausse. C’était une illusion générale et volontaire à Athènes de croire que la liberté lui avait été restituée par Harmodius et Aristogiton. La vérité est que la mort d’Hipparque ne fit que consolider le pouvoir d’Hippias, qui ne fut renversé que quelques années après par le Lacédémonien Cléomène.

Nous donnons ici la traduction de ce chant.

« Je cacherai mon glaive sous une branche de myrte, comme Harmodius et Aristogiton, lorsqu’ils tuèrent le tyran et affranchirent Athènes de l’esclavage.

« Cher Harmodius, non, tu n’es pas mort ; tu habites les îles fortunées, demeure, nous dit-on, d’Achille aux pieds légers et de Diomède, fils de Tydée.

« Je cacherai mon glaive sous une branche de myrte, comme Harmodius et Aristogiton, lorsqu’au milieu du sacrifice offert à Pallas, ils immolèrent le tyran Hipparque.

« Cher Harmodius, heureux Aristogiton, votre gloire sera éternelle ; car vous avez tué le tyran et affranchi Athènes de l’esclavage. »


Chanson du soldat (la), d’Hybrias de Crète. C’est la glorification du soldat grec, fier de sa valeur et de ses armes, et qui n’estime rien au-dessus de lui-même. L’auteur n’est pas moins dorien par les sentiments que par la naissance et le dialecte qu’il emploie. Pour mieux faire comprendre l’esprit de cette chanson, nous ne pouvons mieux faire que d’en citer un fragment :

« Je suis très-riche ; j’ai une lance, une épée et un beau bouclier long, rempart de mon corps. Avec cela je laboure, avec cela je moissonne, avec cela j’ai des esclaves qui m’appellent maître. Eux, ils n’ont pas le cœur de porter une lance, une épée, ni un beau bouclier long, rempart du corps. Tous tombent de frayeur et embrassent mes genoux, en s’écriant : Maître et grand roi. »

Jamais le droit de la force n’a été plus énergiquement, plus insolemment exprimé. C’est bien là l’outrecuidance du traîneur de sabre, qui, on le voit, n’est pas d’invention moderne.

Ce chant, qui nous a été conservé par Athénée, dans son Souper des sophistes, est, au point de vue littéraire, remarquable par l’énergie, la concision et l’allure soldatesque.


Chansons de geste. Ce sont des chants épiques du moyen âge, des poëmes historiques et romanesques, récités ou chantés par les ménestrels, avec accompagnement d’un instrument de musique. Les langues modernes s’étant constituées vers le xie siècle, les peuples s’organisent, la société se fonde, un idéal nouveau plane sur l’Europe, qui, frémissante d’enthousiasme religieux et guerrier, menace l’Orient régénéré par l’islamisme ; la poésie renaît enfin avec la foi, avec le culte de l’honneur. Elle a ses interprètes, les jongleurs, que les rois, les princes, les évêques, les abbés attachent à leur personne, et qu’ils récompensent magnifiquement. D’autres poètes et chanteurs vagabonds vont de ville en ville, de château en château ; tantôt riches, tantôt pauvres, recevant un accueil plus ou moins favorable, selon leur talent. Une vielle accompagne l’artiste nomade, qui voyage à pied ou à cheval ; son costume indique à tous sa profession. Seigneurs et manants, dames nobles et abbesses, pages, écuyers, tout le monde vient entendre les merveilleux récits du poète. Personne n’a de dédain, d’esprit critique ; chacun est heureux de croire et de s’identifier avec le héros, dont les prouesses sont tenues pour véritables.

On divise les chansons de geste en trois cycles ou groupes. Les poèmes les plus anciens en date ont une étendue très-imposante : ils renferment, en général, vingt, trente, cinquante mille vers, qui se suivent par tirades de vingt à deux cents, et quelquefois davantage, sur une seule rime ou assonance. Ces longues épopées se sont formées par la réunion de poèmes plus courts, plus simples, de fragments primitifs composés sur le même sujet par divers jongleurs, et soudés ensuite les uns aux autres. Ce fait a été mis en évidence par nos modernes érudits. Quelquefois le rédacteur a négligé de choisir et de fondre les variantes d’une même donnée. Cet amalgame rappelle un fait analogue qui s’est produit autrefois dans la Grèce. Il faut bien remarquer toutefois que cette reprise en sous-œuvre des anciennes épopées ne fut opérée que par les trouvères, c’est-à-dire par des hommes lettrés, d’un esprit cultivé, mais moins naïf, plus élégants, mais moins simples dans leur langue et leur style ; or les trouvères, poètes de profession, succédèrent assez tard aux jongleurs, réduits par eux au rôle de chanteurs et de baladins.

La muse épique de la France au moyen âge, inondant l’Europe de ses compositions, ne s’exerce que sur trois sujets favoris : les Français, les Bretons, les anciens ; Charlemagne, Arthur et Alexandre sont les héros de l’épopée chevaleresque, et chacun d’eux est devenu le centre d’un cycle particulier. Le règne de Charlemagne avait laissé dans le souvenir des peuples le prestige d’une puissance merveilleuse ; les calamités qui avaient précédé et les misères qui avaient suivi ce règne glorieux perpétuaient le respect et l’admiration. L’image agrandie du passé consolait et vengeait le peuple des malheurs présents. Le cycle français ou carlovingien (ce mot perd ici sa signification chronologique) embrasse d’autres poèmes ; il y en a qui remontent aux temps de Clovis et de Dagobert, d’autres chantent Charles le Chauve et même les rois de la troisième race. Les plus remarquables de ces compositions épiques paraissent avoir été écrites dans le cours du xiie siècle et du xiiie siècle ; mais, avant d’être fixées par l’écriture sous la forme où nous les avons aujourd’hui, elles avaient été chantées et répétées avec mille variantes. Le caractère commun des épopées carlovîngiennes, c’est l’inspiration religieuse ; elles célèbrent surtout la lutte des chrétiens contre les musulmans. Tous les peuples auxquels Charlemagne a fait la guerre sont des musulmans pour les trouvères ; c’est à Charlemagne qu’ils attribuent les grands succès remportés par Charles Martel et Pépin contre les ennemis du nom chrétien. La plus ancienne et la plus remarquable épopée de ce cycle, c’est la fameuse Chanson de Roland ou de Roncevaux. V. l’article spécial.

Le second caractère des chansons de geste, c’est l’inspiration féodale. Les poëtes, écrivant sous le toit de leurs nobles patrons, sont ouvertement favorables aux grands vassaux ; le monarque est sacrifié à ses pairs, à ses barons. D’une part, on exagère les abus do sa puissance ; de l’autre, on diminue, on affaiblit, on altère ses qualités. Tantôt c’est un despote emporté ou avare, et tantôt un bonhomme crédule ou timide à l’excès, irrésolu, pusillanime. Le portrait n’est jamais flatté ; la Chanson de Roland, qui remonte au temps de Louis le Débonnaire, fait seule exception. Toutefois les chansons de geste sont l’exacte et saisissante peinture de la vie du moyen âge ; les détails en sont vrais, les sentiments réels. Les joutes et les batailles forment le sujet principal traité par les trouvères. « Le génie de la France, dit M. Edgar Quinet, respire principalement dans ces valeureux poëtes. Avec cela leur langue de fer les secondait à merveille, pauvre en moralités, singulièrement riche et à l’aise quand il s’agit d’armures, de hauberts rompus et démaillés, de sang vermeil, de vassaux massacrés et de cervelles répandues. Un enthousiasme sincère les possède ; ils trouvent des lumières soudaines au plus fort de la mêlée. Des prouesses d’imagination les égalent à leurs héros ; car ils sont eux-mêmes les chevaliers errants de l’art et de la poésie. Malgré toutes les difficultés d’un idiome embarrassé, leurs fières fantaisies éclatent par de grands traits, comme la Durandal hors du fourreau ; sans le secours de l’art, ils combattent, à proprement parler, nus et sans armes, et, par la seule vaillance de la pensée, ils s’élèvent à un sublime naïf que l’on n’a plus retrouvé depuis eux. Vous respirez, dans ces vers incultes, le génie de la force indomptée, de l’orgueil suprême qui s’emparait de l’homme dans la solitude des donjons, d’où il voyait à ses pieds la nature humaine abaissée et corvéable ; poésie non d’aigles de l’Olympe, mais de milans et d’éperviers des Gaules. » De toutes les chansons de geste, celle qui exprime le mieux l’esprit et les mœurs de la société féodale, c’est le roman des Lohérains, une des plus anciennes parmi les plus vieilles épopées. Ce poème sera l’objet d’un compte rendu particulier. V. Garin le Lohérain.

Du cycle carlovingien, où l’épopée est féodale, on passe au cycle armoricain, où l’épopée est chevaleresque. Celle-ci chante les dames et les amours. L’orgueil militaire et le culte idéalisé de la femme, le goût des aventures et le sentiment de l’honneur deviennent la vertu de la chevalerie. Il y a deux chevaleries, représentées l’une par le moine chevalier, l’autre par le chevalier mondain et galant ; ce sont deux principes contraires, deux idées opposées, deux buts différents. Ces sentiments divers se réfléchissent des mœurs dans la poésie. L’horizon change ; on passe à une autre période historique et à d’autres héros. Arthur le Breton succède à Charlemagne ; une source vive de légendes celtiques fait irruption dans la littérature du moyen âge. Ces traditions, originaires de la Bretagne insulaire et de l’Armorique, remontent aux bardes gaulois. Ces chantres patriotiques redisent les derniers combats de l’indépendance, la lutte du brave Arthur contre les barbares du Nord