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des moines ; aussi, ce qu’il y a d’incomparablement plus beau, plus vrai, plus touchant dans ces tableaux, ce sont toujours les moines. C’est que Lesueur avait eu l’heureuse idée de faire poser quelques frères, non-seulement pour copier leur costume, mais pour saisir sur le fait leurs gestes habituels et tous les détails de leur physionomie. » Lesueur sentait lui-même les imperfections de son ouvrage, et il allait au-devant de la critique en disant sans cesse, même à ceux qui le félicitaient, qu’il n’avait fait que des esquisses. Pour tout dire, ces vingt-deux tableaux excitèrent, comme l’a fait observer le judicieux académicien que nous venons de citer, d’abord plus de surprise que d’admiration. « Il faut avoir bien présent a la pensée la manière de composer et de peindre des Sébastien Bourdon, des La Hire, des Dorigny, de tous ceux en un mot dont les ouvrages étaient alors compris et goûtés, pour se figurer combien on dut être étonné de cette simplicité, de cette absence complète de recherche et d’apparat. L’étonnement était respectueux, parce qu’une œuvre si capitale n’est jamais traitée légèrement par la foule, même quand la foule ne la comprend pas. On louait la grande facilité de l’artiste, la promptitude de l’exécution ; puis, comme les conceptions supérieures finissent toujours par triompher des préjugés, on convenait que ce style était bien approprié au sujet, que c’était de la peinture comme il en fallait aux chartreux, qu’à l’aspect de ce tableau on respirait la vie du cloître. On admirait donc, puisqu’on sentait cette harmonie locale, cette unité d’impression qui est le premier mérite de ces tableaux ; mais on admirait en faisant des réserves, et en attribuant l’effet produit, non pas au principe de vérité et de simplicité qui inspirait le talent de Lesueur mais à une circonstance heureuse qui s’était rencontrée d’accord avec son genre de talent. C’est ce qui peut expliquer comment cette Vie de saint Bruno, tout en excitant une vive curiosité et une estime qui ne lit que s’accroître d’année en année, ne changea rien cependant ni au goût du public ni à la direction d’études de nos peintres. » Le seul oracle du goût, en ce temps-là, était Charles Lebrun, On a prétendu que, jaloux du mérite de Lesueur, il fit défigurer quelques endroits de. 'Histoire de saint Bruno. Mariette affirme que des envieux égratignèrent plusieurs têtes des tableaux de Lesueur. Voltaire s’empara de cette tradition et en parla dans son discours sur l’envie. Guillet de Saint-Georges et le comte de Caylus (manuscrit de l’Académie des beaux-arts) ont disculpé Lebrun d’une aussi basse malignité. La vérité est que les tableaux de Lesueur étant placés d’abord à portée de la main, et la foule entrant librement dans le cloître au moment des offices, ces ouvrages subirent des mutilations. Pour empêcher autant que possible qu’on en commit de nouvelles, les moines firent adapter aux peintures des volets de bois qui fermaient à clef. Sur ces volets étaient peints à l’huile des paysages, au milieu desquels on avait reproduit, en petit, plusieurs des sujets de la vie du saint, d’après Lesueur.

En 1776, les chartreux de Paris ayant appris que Louis XVI avait acheté les peintures de Lesueur qui ornaient l’hôtel Lambert, « afin d’offrir aux artistes de grands modèles et la jouissance de chefs-d’œuvre qui ont illustré l’école française, » résolurent, dans une assemblée capitulaire, de faire hommage au roi des vingt-deux tableaux de leur cloître. En conséquence, dit le Mercure de France du mois d’août 1776, dom Hilarion Robinet, prieur de cette maison, et dom Félix de Nonan, procureur général de l’ordre, ont été admis, le 25 juillet, à l’audience de Sa Majesté, et l’ont suppliée, au nom de leur communauté, de vouloir bien réunir ces tableaux à sa magnifique collection. Sa Majesté, en acceptant cette offre, a chargé les députés de témoigner à leur communauté toute la satisfaction qu’elle a du zèle de ces religieux et de leur amour pour le bien public. » Si l’on en croit Bachaumont, cette offre était fort intéressée : les religieux obtinrent de M. de Maurepas, ministre de Louis XVI, que les vingt-deux tableaux seraient payés 132, 000 livres, 6, 000 livres chacun, et qu’en outre on ferait exécuter des copies pour le couvent. Quand les conventions furent arrêtées, M. de Maurepas exprima le désir de connaître l’emploi que les chartreux comptaient faire des 132 ? 000 livres qui leur avaient été allouées. Le prieur répondit que le cloître et la voûte de l’église tombaient en ruine, et que, si le roi voulait se charger des réparations à faire, la communauté consentirait volontiers à ne rien toucher du prix convenu. Cette proposition fut goûtée du ministre, et l’arrangement fut conclu avec cette nouvelle

clause. En conséquence, les tableaux furent enlevés du cloître ; mais ni les copies ni les réparations ne furent faites. Les peintures de Lesueur, exécutées sur bois, avaient beaucoup souffert de l’humidité du cloître. De 1778 à 17S3, un sieur Haquin. artiste, travailla à les mettre sur toile, pour le prix de 13, 200 livres. Exposées en l’an X (180 !), au musée spécial de l’école française qui avait été établi à Versailles, elles furent transportées, l’année suivante, dans la galerie du palais du sénat, au Luxembourg, d’où elles passèrent enfin au Louvre, en 1818. À cette époque et plus récemment encore, elles ont été l’objet de nouvelles restaurations. Le Louvre possède, en outre, dix-sept des volets qui couvraient autrefois ces peintures chez les chartreux, et deux des tableaux qui étaient placés dans les angles du cloître et représentaient les aspects des quatre monastères les plus célèbres de l’ordre des Chartreux, ceux de Rome (n<> 548), de Paris (no 549), de Pavie et (le Grenoble. Ces tableaux avaient été exécutés d’après les dessins de Lesueur. La Vie de saint Bruno a été gravée par Chauveau, en vingt-deux feuilles in-folio et en sens inverse des tableaux ; par Queverdot, Chataigner, Pellement, Coinyet dans le Musée Filhol. L’Histoire des peintres, publiée chez Renouard, a donné la gravure du no 4, par Dujardin ; du no 17, par A. Gusman ; du no 21, par Carbonneau, et du no 22, par Timms. Sébastien Leclerc a gravé les no 15 et 22 ; F. Poilly, le no 22 seulement.

BRUNO (Giordano), célèbre penseur italien, martyr de la philosophie, né à Nola, près de Naples, en 1550, brûlé vif à Rome le 17 février 166, par ordre du saint office, sous le pontificat de Clément VIII. « La destinée qui plaça son berceau au pied du Vésuve et le fit grandir sous un ciel de feu lui avait donné, dit M. Saisset, une âme ardente, impétueuse, une inquiète et mobile imagination. > Il arrive aux caractères de cette trempe de se croire destinés aux austérités du cloître, aux recueillements de la solitude : Bruno prit l’habit de dominicain. Il ne devait pas le garder longtemps. Spirituel, éloquent, avide de gloire, les triomphes et les orages du siècle l’appellent. Ce n’est pas seulement le joug de la règle monastique, c’est celui de la foi chrétienne qui pèse à sa raison indocile. Ses questions hardies, ses doutes illimités sur la virginité de Marie, sur le mystère de la transsubstantiation, irritent ses supérieurs. D’un seul bond, le voilà qui s’élance de la foi d’un moine catholique aux dernières limites du scepticisme. Ce n’est point à telle ou telle pratique, à telle ou telle institution que s’attaque son doute. Il va droit au dogme essentiel, l’eucharistie, et le nie radicalement. Luther s’était borné à transformer le mystère eucharistique, croyant de bonne foi le ramener à sa pureté primitive. Bruno attaque la forme et le fond, car il nie la divinité de Jésus-Christ, base de l’eucharistie et de tout vrai christianisme. À cet es-Frit de doute et d’incrédulité qui caractérise Italie païenne de ta Renaissance, et qui n’a rien de commun avec l’esprit essentiellement chrétien de la Réforme, Bruno joint une soif insatiable de nouveautés et de découvertes, le pressentiment confus et l’enthousiasme de l’avenir. Agité d’une inquiétude infinie, il commence sa vie errante et aventureuse. De Naples, il court à Gênes, à Nice, à Milan, à Venise. Partout il intéresse, il inquiète, il étonne : partout il appelle et brave la tempête. Chassé de ville en ville, il se décide, à trente ans, à quitter l’Italie, pour aller répandre dans toute l’Europe la fièvre d’opposition et d’innovation dont il est consumé.

Quel est son but ? « Bruno, dit M. Saisset, n’aspire point à un rôle politique. Il sent instinctivement ce qu’un calcul profond inspira depuis à Voltaire : c’est qu’il faut un point d’appui dans les forces temporelles pour attaquer plus sûrement les spirituelles, et il concentre son activité dans le domaine des idées. Sur ce terrain, il ne respecte aucune autorité et marche audacieusement à une révolution générale. Quelles étaient alors les grandes puissances intellectuelles ? L’école, Église, la religion chrétienne. Bruno attaque tout cela à la fois. Ce qui dominait dans l’école et dans l’Église, c’était la logique et la physique d’Aristote, avec l’astronomie de Ptolémée, étroitement associées au dogme chrétien. À la logique d’Aristote, Bruno en substitue une nouvelle, dont il emprunte le germe à Raymond Lulle ; à l’astronomie de Ptolémée, il oppose celle de Copernic et de Pythagore ; à la physique d’Aristote, à son monde fini, à son ciel incorruptible, il oppose l’idée d’un monde infini, livré à une évolution universelle et éternelle ; à la religion chrétienne, religion de la grâce et de l’esprit, il oppose la religion de la nature, expliquant le surnaturel par la physique, et ne voyant dans les religions qu’un amas de superstitions et de symboles. La logique rajeunie de Lulle, l’astronomie de Copernic, un panthéisme où Parménide, Platon, Pline et Nicolas de Cusa ont chacun leur part, voilà le bagage qu’emporte Bruno quand il quitte le clocher, la patrie, l’Église, pour entreprendre sa croisade européenne, pour aller, sans autre appui que son audace, déclarer la guerre à toutes les autorités établies, défier tous les pouvoirs spirituels, braver les foudres de l’école et de l’Église. •

En 1580, il est à Genève. C’est par cette ville, où règne une sombre théocratie, qu’il commence. On a dit qu’il avait embrassé le calvinisme. Ce fait est invraisemblable ; sa pensée ; nous l’avons dit, allait au delà de la révélation, au delà du christianisme, et le fanatisme qui avait immolé Servet ne pouvait que lui être odieux. Pouvait-il, d’ailleurs, s’entendre avec le successeur de Calvin, ce Théodore de Bèze, qui écrivait à Ramus : « Les Genevois ont décrété une bonne fois et pour jamais que ni en logique ni en aucune autre branche de savoir, on ne s’écarterait chez eux des sentiments d’Aristote ? » De Genève, Bruno s’éloigne ou s’échappe pour aller à Lyon, où il ne s’arrête pas, puis à Toulouse, qui accueille sa parole par des clameurs, et enfin à Paris. Bruno a séjourné deux fois à Paris : une première fois de 1582 à 1583 ; puis après son voyage en Angleterre, de 1585 à 1586. Il y trouva des protecteurs puissants dans le grand prieur Henri d’Angoulême et dans l’ambassadeur de Venise J. Moro, qui le présenta à Henri III. Grâce à ce haut patronage, il obtint du recteur de l’université de Paris, Jean Filesac, la permission d’enseigner la philosophie. « On l’eût même admis, dit Scioppius, au nombre des professeurs titulaires, s’il avait voulu assister à la messe. »

À Paris, Bruno eut le plus grand succès. Il était jeune et beau. Sa figure était pensive, ses traits délicats et fins ; un nuage de mélancolie ardente était répandu sur son front. Son œil noir lançait des éclairs. Il parlait debout, avec une merveilleuse abondance ; dédaigneux des formes de l’école, confiant dans sa mobile et prompte inspiration, il prenait tous les tons : 1 ironie, l’enthousiasme, quelquefois la bouffonnerie, mêlant le sacré avec le profane, et colorant les abstractions de la métaphysique des images de la poésie. Mais ce qui explique mieux encore son succès, c’est l’audace de ses nouveautés, c’est l’écho qu’elles trouvent dans les jeunes esprits, arrachés au sommeil de la foi, et sollicités à l’examen par les divisions de la théologie, par la brillante apparition de l’antiquité ressuscitée, et par l’orgueil d’une science qui entend marcher hors des voies traditionnelles. Pour prendre une idée de l’enseignement de Bruno, et de l’effet que devaient produire ses discours, il suffit de lire la lettre qu’il écrivit au recteur Filesac lors de son second voyage à Paris. « On nous parle, dit-il, au nom de la tradition ; mais la vérité est dans li i présent et dans l’avenir beaucoup plus que dans le passé. D’ailleurs, cette doctrine antique qu’on nous oppose, c’est celle d’Aristote. Or Aristote est moins ancien que Platon, et Platon l’est moins que Pythagore. Aristote a-t-il cru Platon sur parole ? Imitons Aristote en nous défiant de lui. Il n’y a pas d’opinion si ancienne qui n’ait été neuve un certain jour. Si l’âge est la marque et la mesure du vrai, notre siècle vaut mieux que celui d’Aristote, puisque le monde a aujourd’hui vingt siècles de plus. D’ailleurs, pourquoi invoquer toujours l’autorité ? Entre Platon et Aristote, qui doit décider ? Le juge suprême du vrai, 1 évidence. Si l’évidence nous manque, si les sens et la raison sont muets, sachons douter et attendre. L’autorité n’est pas hors de nous, mais au dedans. Une lumière divine brille au fond de notre âme pour inspirer et conduire toutes nos pensées. Voilà l’autorité véritable. « Lorsque Bruno dit : Prenons l’évidence pour juge unique du vrai ; et si l’évidence nous manque, sachons douter, ne croit-on pas entendre Descartes ? Et cette pensée que, si l’âge est la marque et la mesure du vrai, notre siècle vaut mieux que celui d’Aristote, puisque le monde a aujourd’hui vingt siècles de plus, ne dirait-on pas qu’elle a inspiré tel passage où François Bacon nous montre dans l’antiquité la jeunesse du monde (antiquitas sæculi juventus mundi) ?

Ce fier appel à l’autorité intérieure, à l’évidence rationnelle, ne pouvait manquer d’exciter de l’ombrage chez les héritiers de la tradition, chez tous ceux qui vivaient de l’aristotélisme scolastique. Partout suspect, Bruno ne faisait nulle part long séjour. Il allait, chevalier errant de la libre pensée, d’université en université, rompre des lances pour l’honneur de sa dame ; il allait nu Comme Bios (io m’en vo nudo corn’un Iiia), mais riche de son mépris pour les biens attachés à la défense officielle du passé, le cœur haut, se donnant à lui-même la mission et le nom de réveilleur (excubitor). Quittant Paris, il avait passé en Angleterre en 1583. Il y fit paraître, en 1584, ses deux plus importants ouvrages, ceux qu’il appelait lui-même les deux colonnes de son système philosophique (i fondamenti dell’iattero edifizio della nostra filosofia) : De la Cause, du Principe et de l’Unité (Délia Causa, Principio ed Uno), et De l’Infini, de l’Univers et des Mondes (Dell’Infinito, Universo e Mondi), l’un et l’autre dédiés à 1 ambassadeur de France, Michel de Castelnau, son hôte et son ami. Protégé par Michel de Castelnau, présenté à Philippe Sidney, le philosophe napolitain fut accueilli avec faveur à la cour de la reine Elisabeth. Il ne montra pas moins d’enthousiasme pour elle que Shakspeare, qui l’appelait « la belle vestale assise sur le trône de 1 Occident. » Bruno la compare à Diane, et trouve réunis en Elisabeth la beauté de Cléopâtre et le génie de Sémiramis. On verra plus loin combien lui devait coûter cher ce grain d’encens brûlé en l’honneur d’une protestante. L’université d’Oxford était une des citadelles du péripatétisme ; elle était tellement attachée à Aristote qu’un de ses statuts portait : « Les bachelors et les masters of arts qui ne suivent pas fidèlement Aristote sont passibles d’une amende de 5 shillings par points de divergence, ou seulement pour toute faute commise contre l'Organon. » Bruno obtint cependant la permission d’y enseigner, et nous le voyons même paraître avec éclat dans une occasion solennelle. Un royal visiteur étant venu à Oxford, on lui donna une fête appropriée au caractère de cette ville universitaire. On le fit assister à une dispute philosophique, où Bruno eut à lutter avec les maîtres éprouvés d’Oxford. La passe d’armes fut des plus brillantes. Il y eut un docteur quinze fois désarçonné. Ce qui relève la frivolité de cette joute, et lui donne un certain air de grandeur, c’est le sujet choisi pour la dispute. Bruno, organe de l’esprit nouveau, soutenait l’astronomie de Copernic contre celle de Ptolémée, défendue par l’interprète de l’université d’Oxford.

D’Oxford, où il s’était compromis devant une orthodoxie rigide, en renouvelant la doctrine pythagoricienne de la métempsycose, Bruno revint à Paris, et de là, en 1589, se rendit en Allemagne. Après une courte halte à Marbourg, où le recteur de l’université lui ôte la parole pour des motifs graves, il arrive à Wittemberg, berceau et boulevard du protestantisme. Bruno se loue d’avoir trouvé à Wittemberg, qu’il appelle l’Athènes de la Germanie, accueil bienveillant et généreuse liberté. Il s’en montra reconnaissant en appelant le pape le Cerbère à la triple tiare, et en comparant Luther au demi-dieu qui arrache Cerbère au ténébreux Orcus et le force à vomir son venin et à regarder le soleil. On a conclu de ce panégyrique du père de la Réforme que Bruno s’était fait luthérien. Nous répéterons ici ce que nous avons déjà dit à propos du calvinisme : cela est contraire à toute vraisemblance. Bruno, avec la hardiesse de son esprit, ne pouvait voir dans le protestantisme qu’un pas vers la pure philosophie ; il ne lui accorda certainement jamais qu’une légitimité toute relative et provisoire. D’après une tradition accréditée, il aurait publiquement loué le diable à Wittemberg. Il n’y a rien là d’étrange, si l’on juge que l’optimisme panthéiste n’admet pas que le mal, et par conséquent que le diable, symbole du mal, puisse avoir une existence absolue.

Bruno resta à Wittemberg jusqu’en 1588 ; puis il habita successivement Prague, Helmstœdt, où la confiance du duc de Brunswick le chargea de l’éducation de l’héritier de la couronne, et Francfort-sur-le-Mein, où il fit imprimer quelques-uns de ses ouvrages. Nous ne e retrouvons plus ensuite qu’à Padoue, au moment où commence la tragédie funèbre qui se dénoua sur le bûcher de l’inquisition. On s’étonne de l’audace qu’il eut de remettre le pied en Italie ; peu s’en faut qu’on ne lui en fasse un crime ; elle s’explique pourtant très-naturellement par la nostalgie, par le besoin irrésistible de revoir ce doux ciel (il cielo benigno) dont il parle dans un de ses ouvrages, avec l’attendrissement d’un exilé.

On ignore encore si Bruno fut arrêté à Padoue ou à Venise, et on avait mal connu jusqu’à ce jour la date exacte de son arrestation. Grâce à la découverte du document de Venise, due à M. Léopold Ranke, beaucoup de circonstances obscures du procès de Bruno se sont éclairées d’un jour inattendu. C’est en septembre 1592 que le père inquisiteur de Venise s’empara de la personne de Bruno et le fit détenir dans les prisons que la République mettait à la disposition du saint office, aux Plombs et aux Puits. Son arrestation fut promptement mandée au grand inquisiteur siégeant à Rome, Santorio, dit San-Severina. Celui-ci ordonna sur-le-champ qu’on le lui envoyât sous bonne escorte, a la première occasion. Le 28 du même mois, une occasion sûre se présenta, et le père inquisiteur se rendit auprès des Savi (les Sages ou Suai formaient, avec le doge et la seigneurie, le conseil de la république de Venise), pour solliciter, au nom de Son Eminence, sur les motifs suivants, l’extradition de Giordano Bruno : — " Cet homme, disait-il, est non-seulement hérétique, mais hérésiarque ; il a composé divers ouvrages où il loue fort la reine d’Angleterre et d’autres princes hérétiques ; il a écrit différentes choses touchant la religion et contraires à la foi, quoiqu’il s’exprimât en philosophe ; il est apostat, ayant d’abord été dominicain ; il a vécu nombre d’années à Genève et en Angleterre ; il a été poursuivi en justice pour les mêmes chefs à Naples et en d’autres endroits. » Après cette énumération, le père inquisiteur insista vivement, se montrant aussi bien informé de tout ce qui concernait le prévenu que si, depuis vingt uns, il ne l’eût jamais perdu de vue. Les Savi hésitèrent, éludèrent, la matinée s’écoula ; après dîner, le père inquisiteur revint et redoubla d’insistance. Enfin les Savi refusèrent en ces termes :« L’affaire étant considérable et de conséquence, et les occupations de la République nombreuses et graves, on n’a pu, pour le moment, prendre aucune résolution. » (Che essendo la cosa di momento e considératione e le occupationi di questo stato moite e gravi, non si haveva per allora potuto fare resolutione.) Par l’hésitation des Savi, Bruno se trouvait condamné à une détention préventive indéfinie, c’est-à-dire au supplice continuel de l’incertitude. Rome, cependant, ne l’oubliait pas ; l’inquisition veillait à la porte du cachot qui lui dérobait sa proie. Après six ans d’attente, elle put enfin s’en saisir ; l’extradition eut lieu en 1598, et l’infortuné philosophe passa des Plombs de Venise dans uns prison romaine, pour être jugé par la congrégation du saint office. Le procès fut conduit avec rapidité. Après l’examen des pièces qu’on semble avoir lues avec une résolution arrêtée, on passa aux interrogatoires, qui furent promptement terminés. Quand on crut avoir convaincu Bruno, on entreprit de le convertir : ce fut vainement. On le somma dès lors, sous peine de la vie, de déclarer que ses opinions étaient erronées, ses ouvrages impies et absurdes, faux en religion et en philosophie, en un mot de se rétracter sur tous les points. Les premiers théologiens de