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lesquels on puisse le mettre en parallèle. L’antre caractère est celui de Roxane : infidèle comme Phèdre, elle est, comme elle, dédaignée par celui qu’elle aime. L’amour de Phèdre est combattu par les remords ; celui de Roxane, qui aime Bajazet, frère du sultan Amurat, ni est point troublé par le cri de la conscience. Roxane vit renfermée au fond du sérail ; Amurat l’a distinguée au milieu de toutes ses femmes, et il a voulu qu’elle portât le titre de sultane, même avant qu’elle lui eût donné un fils ; mais, si elle est la première de ses esclaves ? cela ne suffit pas pour lui inspirer les sentiments élevés que la liberté seule engendre ; elle n’éprouve aucune reconnaissance pour celui qui l’a préférée & ses rivales, et dès qu’elle a vu Bajazet, elle s’abandonne sans scrupule à la passion qu’elle sent naître dans son cœur. Cependant Roxane tient entre ses mains l’ordre qu’avant de partir pour la conquête de Babylone lui" a laissé Amurat de faire périr Bajazet, dont il se défie, précisément parce qu’il est son frère. Elle n’a pas caché a ce prince le pouvoir dont elle est revêtue ; mais elle lui offre de favoriser ses desseins, s’il veut se mettre a la tête d’une révolte qui aura pour effet la mort d’Amurat et l’avènement de Bajazet sur le trône des sultans, à condition qu’il la prendra pour épouse et qu’il partagera avec elle sa couronne. Bajazet, poussé par le vizir Acomat, qui sent qu’Amurat a juré sa perte, accepte d’abord la proposition de Roxane. Mais, pour éviter les soupçons que leurs entrevues trop fréquentes pourraient exciter parmi les nombreux espions dont le sérail est rempli, Roxane et Bajazet communiquent entre eux par le moyen d Atalide, jeune princesse, cousine d’Amurat et de Bajazet, qui vit obscurément à la cour, et que Bajazet aime depuis longtemps. Ces deux amours, celui de Roxane pour Bajazet et celui de Bajazet pour Atalide, la nécessité pour Bajazet de choisir entre Roxane et le trône ou Atalide et la mort, voilà tout le nœud de la pièce.

Tout cela est naturellement exposé dans le premier acte, et même dans la première scène, qui a toujours été regardée comme le plus parfait modèle de ce que les rhéteurs appellent l’exposition du sujet. Nous allons la citer en entier avant de continuer cette analyse.

ACOMAT.

Viens, suis-moi. La sultane en ce lieu doit se rendre : Je pourrai cependant te parler et t’entendre.

OSMIN.

Et-depuis quand, seigneur, entre-t-on dans ces lieux Dont l’accès était môme interdit à nos yeux ? Jadis une mort prompte eût suivi cette audace.

Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe, Mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus. Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus. Que ton retour tardait à mon impatience ! Et que d’un œil content je te vois dans Byzanco ! Instruis-moi des secrets que peut t’avoir appris Un voyage si long pour moi seul entrepris. De ce qu’ont vu tes yeux parle en témoin sincère ; Songe que du récit> Osmin, que tu vas faire Dépendent les destins de l’empire ottoman. Qu’as-tu vu dans l’armée ? et que fait le sultan ?

Babylone, seigneur, à son prince fidèle, Voyait sans s’étonner notre armée autour d’elle ; Los Persans rassemblés marchaient à son secours, Et du camp d’Amurat s’approchaient tous les jours. Lui-même, fatigué d’un long siège inutile. Semblait vouloir laisser Babylone tranquille ; Et, sans renouveler ses assauts impuissants, Résolu de combattre, attendait les Persans. Mais, comme vous savez, malgré ma diligence, Un long chemin sépare et le camp et Byzance ; Mille obstacles divers m’ont même traversé : Et je puis ignorer tout ce qui s’est passé.

ACOMAT.

Que faisaient cependant nos braves janissaires ? Rendent-ils au sultan des hommages sincères ? Dans le secret des coeurs, Osmin. n’as-tu rien lu ? Amurat jouit-il d’un pouvoir absolu ?

Amurat est content, si nous le voulons croire, Et semblait se promettre une heureuse victoire. Mais en vain, par ce calme, il croit nous éblouir ; Il affecte un repos dont il ne peut jouir. C’est en vain que, forçant ses soupçons ordinaires, Il se rend accessible à tous les janissaires ; II se souvient toujours que son inimitié Voulut de ce grand corps retrancher la moitié, Lorsque pour affermir sa puissance nouvelle. Il voulait, disait-il, sortir de leur tutelle. Moi-môme, j’ai souvent entendu leurs discours ; Comme il les craint sans cesse, ils le craignent toujours ; Ses caresses n’ont point effacé cette injure. Votre absence est pour eux un sujet de murmure : Ils regrettent le temps, à leur grand cceur si doux, Lorsque assurés de vaincre, ils combattaient sous vous.

ACOMAT.

Quoi ! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée Flatte encor leur valeur et vit dans leur pensée ? Crois-tu qu’ils me suivraient encore avec plaisir, Et qu’ils reconnaîtraient la voix de leur vizir !

OSMIN.

Le succès du combat réglera leur conduite : Il faut voir du sultan la victoire ou la fuite. Quoiqu’il regret, seigneur, ils marchent sous ses lois, Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits ; Ils ne trahiront point l’honneur de tant d’années. Mais encor le succès dépend des destinées. Si l’heureux Amurat, secondant leur grand cœur, Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur, Vous les verrez soumis rapporter dans Byzance L’exemple d’une aveugle et basse obéissance ; Mais si, dans le combat, le destin plus puissant Marque de quelque affront son empire naissant. S’il fuit... ne doutez point que, fiers de sa disgrâce, À la haine bientôt ils ne joignent l’audace. Et n’expliquent, seigneur, la perte du combat Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat. Cependant, s’il en faut croire la renommée,

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Il a depuis trois m’ois fait partir de l’armée Un esclave chargé de quelque ordre secret. Tout le camp interdit tremblait pour Bajazet ; On craignait qu’Amurat, par un ordre sévère, N’envoyât demander la tête de son frère.

ACOMAT.

Tel était son dessein. Cet esclave est venu ; 11 a montré son ordre, et n’a rien obtenu.

Quoi ! seigneur, le sultan reverra son visage Sans que de vos respects il lui porte le gage ?

ACOMAT.

Cet esclave n’est plus ; un ordre, cher Osmin, L’a fait précipiter dans le fond de l’Euxin.

OSMIN.

Mais le sultan, surpris d’une trop longue absence, En cherchera bientôt la cause et la vengeance. Que lui répondrez-vous 7

ACOMAT.

Peut-être, avant ce temps, Je saurai l’occuper de soins plus importants. Je sais bien qu’Amurat a juré ma ruine ; Je sais, à son retour, l’accueil qu’il me destine. Tu vois, pour m’arracher du cœur de ses soldats, Qu’il va chercher sans moi les sièges, les combats. Il commande l’armée, et moi, dans une ville, 11 me laisse exercer un pouvoir inutile. Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un vizir ! Mais j’ai plus dignement employé ce loisir : J’ai su lui préparer des craintes et des veilles, Et le bruit en ira bientôt a ses oreilles.

Quoi donc ? Qu’avez-vous fait ?

ACOMAT.

J’espère qu’aujourd’hui Bajazet se déclare, et Roxane avec lui.

OSMIN.

Quoi ! Roxane, seigneur, qu’Amurat a choisie Entre tant de beautés dont l’Europe et l’Asie Dépeuplent leurs Étata et remplissent sa cour ? Car on dit qu’elle seule a fixé son amour ; Et même il a voulu que l’heureuse Roxane, Avant qu’elle eût un fils, prit le nom de sultane.

Il a fait plus pour elle, Osmin : il a voulu Qu’elle eût dans son absence un pouvoir absolu. Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires : Le frère rarement laisse jouir ses frères De l’honneur dangereux d’être sortis d’un sang Qui les a de trop près approchés de son rang. L’imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance, Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance : Indigne également de vivre et de mourir, On l’abandonne aux mains qui daignent le nourrir. L’autre, trop redoutable et trop digne d’envie, Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie ; Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps La molle oisiveté des enfants des sultans : 11 vint chercher la guerre au sortir de l’enfance, Et même en fit sous moi la noble expérience ; Toi-même, tu l’as vu courir dans les combats, Emporter après lui tous les cœurs des soldats, Et goûter, tout sanglant, le plaisir et la gloire Que donne aux jeunes cœurs la première victoire. Mais, malgré ses soupçons, le cruel Amurat, Avant qu’un fils naissant eût rassuré l’État, N’osa sacrifier ce frère à sa vengeance. Ni du sang ottoman proscrire l’espérance. Ainsi donc, pour un temps, Amurat désarmé Laissa dans le sérail Bajazet enfermé. Il partit, et voulut que, fidèle à sa haine, Et des jours de son frère arbitre souveraine, Roxane, au moindre bruit, et sans autres raisons. Le fît sacrifier à ses moindres soupçons. Pour moi, demeuré seul, une juste colère Tourna bientôt mes vœux du côté de son frère. J’entretins la sultane, et, cachant mon dessein, Lui montrai d’Amurat le retour incertain, Les murmures du camp, la fortune des armes ; Je plaignis Bajazet ; je lui vantai ses charmes, Qui, par un soin jaloux, dans l’ombre retenus, Si voisins de ses yeux, leur étaient inconnus. Que te dirai-je enfin ? La sultane éperdue N’eut plus d’autre désir que celui de sa vue.

Mais pouvaient-ils tromper tant de jaloux regards Qui semblaient mettre entre eux d’invincibles remparts ?

ACOMAT.

Peut-être il te souvient qu’un récit peu fidèle De la mort d’Amurat fit courir la nouvelle. La sultane, à ce bruit feignant de s’effrayer, Par des cris douloureux eut soin de l’appuyer. Sur la foi de ses pleurs, ses esclaves tremblèrent ; De l’heureux Bajazet les gardes se troublèrent ; Et les dons achevant d’ébranler leur devoir, Leurs captifs dans ce trouble osèrent s’entrevoir. Roxane vit le prince ; elle ne put lui taire L’ordre dont elle seule était dépositaire. Bajazet est aimable ; il vit que son salut Dépendait de lui plaire, et bientôt il lui plutf Tout conspirait pour lui : ses soins, sa complaisance, Ce secret découvert et cette intelligence, Soupirs d’autant plus doux qu’il les fallait celer, L’embarras irritant de ne s’oser parler, Même témérité, périls, craintes communes. Lièrent pour jamais leurs cœurs et leurs fortunes. Ceux mêmes dont les yeux les devaient éclairer, Sortis de leur devoir, n’osèrent y rentrer.

OSMIN.

Quoi ! Roxane, d’abord leur découvrant son âme, Osa-t-elle a leurs yeux faire éclater sa flamme ?

ACOMAT.

Ils l’ignorent encore ; et jusques a ce jour,

Atalide a prêté son nom à cet amour.

Du père d’Amurat Atalide est la nièce ;

Et même avec ses fils partageant sa tendresse.

Elle a vu son enfance élevée avec eux.

Du prince, en apparence, elle reçoit les vœux ;

Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxane,

Et veut bien, sous son nom, qu’il aime la sultane.

Cependant, cher Osmin, pour s’appuyer de moi,

L’un et l’autre ont promis Atalide à ma foi.

OSMIN.

Quoi ! vous l’aimez, Beigneur ?

ACOMAT. *

Voudrais-tu qu’à mon âge Je fisse de l’amour le vil apprentissage ? Qu’un cœur qu’ont endurci la fatigue et les ans Suivît d’un vain plaisir les conseils imprudents ? C’est par d’autres attraits qu’elle plaît & ma vue. J’aime en elle le sang dont elle est descendue. Par elle Bajazet, en m’approchant de lui, Me va contre lui-même assurer un appui. Un vizir aux sultans toujours fait quelque ombrage :

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À peine ils l’ont choisi qu’ils craignent leur ouvrage ;

Sa dépouille est un bien qu’ils veulent recueillir,

Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.

Bajazet aujourd’hui m’honore et me caresse ;

Ses périls tous les jours réveillent sa tendresse :

Ce même Bajazet, sur le trôno affermi,

Méconnaîtra peut-être un inutile ami.

Et moi, si mon devoir, si ma foi ne l’arrête,

S’il ose quelque jour me demander ma tête...

Je ne m’explique point, Osmin ; mais je prétends

Que du moins il faudra la demander longtemps.

Je sais rendre aux sultans de fidèles services ;

Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices,

Et ne me pique point du scrupule insensé

De bénir mon trépas quand ils l’ont prononcé.

Voilà donc de ces lieux ce qui m’ouvre l’entrée,

Et comme enfin Roxane à mes yeux s’est montrée

Invisible d’abord, elle entendait ma voix,

Et craignait du sérail les rigoureuses lois ;

Mais enfin, bannissant cette importune crainte,

Qui dans nos entretiens jetait trop de contrainte,

Elle-même a choisi cet endroit écarté.

Où nos cœurs à nos yeux parlent en liberté.

Par un chemin obscur un esclave me guide.

Et... Mais on vient. C’est elle et sa chère Atalide.

Demeure ; et, s’il le faut, sois prêt à confirmer

Le récit important dont je vais l’informer.

Au second acte, Roxane propose à Bajazet de lever immédiatement l’étendard de la révolte, pourvu qu’auparavant il lui donne le titre d épouse, comme Soliman l’avait fait pour Roxelane. Bajazet s’excuse sur l’usage, depuis longtemps adopté par les sultans, de ne partager le trône avec aucune femme ; il verra plus tard ce qu’il pourra faire ; mais, pour assurer le succès de leurs desseins communs, il ne doit pas commencer par mécontenter le peuple et l’armée. Roxane, irritée de ce refus, se retire en menaçant de faire exécuter l’ordre d’Amurat. Dans les scènes suivantes, Acomat s’efforce en vain d’obtenir de Bajazet qu’il renonce a son amour pour Atalide on que du moins il feigne de céder à celui de Roxane ; mais Atalide est plus heureuse, et, tout en laissant percer la douleur qu’elle aura de le perdre, elle le décide à tenter quelque ’chose pour apaiser celle qui peut d’un mot l’envoyer à la mort.

L’acte suivant nous montre d’abord Bajazet et Roxane réconciliés ; elle n’exige plus que Bajazet l’épouse d’abord -, elle compte sur sa promesse, et elle va donner le signal attendu pour commencer l’exécution du complot. Mais à cette nouvelle, Atalide ne peut contenir les sentiments jaloux qu’elle éprouve ; Bajazet, averti par la douleur de son amante, s’aperçoit que Roxane a donné aux paroles qu’il lui a dites un sens plus étendu que celui qu’il leur attribuait lui-même ; il se montre plus froid avec elle, et cette froideur réveille tous les soupçons de la sultane, dont l’indécision se trouve encore augmentée par l’annonce d’un message pressant qui lui est envoyé par Amurat. •

Au quatrième acte, Roxane vient elle-même apprendre à Atalide que Babylone est tombée au pouvoir du sultan, que celui-ci revient victorieux et qu’il ordonne de nouveau la mort de Bajazet. Ce coup terrible accable la jeune princesse, qui tombe privée de sentiment et dévoile ainsi aux yeux de sa rivale la force de son amour. On la porte dans une autre chambre, et les femmes qui s’empressent à la secourir- découvrent une lettre de Bajazet qu’elle tenait cachée sur son sein. La lettre est remise à Roxane, qui y trouve la preuve manifeste qu’elle n’est pas aimée. Elle exhale son indignation en s’écriant :

Ah ! de la trahison me voilà donc instruite ! Je reconnais l’appât dont il m’avait séduite. Ainsi donc mon amour était récompensé, Lâche, indigne du jour que je t’avais laissé ! Ah ! je respire enfin, et ma joie est extrême Que le traître une fois se soit trahi lui-même. Libre des soins cruels où j’allais m’engager, Ma tranquille fureur n’a plus qu’a se venger. Qu’il meure ! vengeons-nous. Courez ; qu’on le saisisse : Que la main des muets s’arme pour son supplice ; Qu’ils viennent préparer ces nœuds infortunés Par qui de ses pareils les jours sont terminés. Cours, Zalime ; sois prompte à servir ma colère !

Et un peu plus loin :

Avec quelle insolence et quelle cruauté Ils se jouaient tous deux de ma crédulité ! Quel penchant, quel plaisir je sentais à les croire ! Tu ne remportais pas une grande victoire, Perfide, en abusant ce cœur préoccupé, Qui lui-même craignait de se voir détrompé. Moi, qui de ce haut rang qui me rendait si fiêre. Dans le sein du malheur t’ai cherché la première Pour attacher des jours tranquilles, fortunés, Aux périls dont tes jours étaient environnés, Après tant de bonté, de soins, d’ardeurs extrêmes, Tu ne saurais jamais prononcer que tu m’aimes ! Mats dans quel souvenir me laissé-je égarer ? Tu pleures, malheureuse ! Ah ! tu devais pleurer Lorsque, d’un vain désir à ta perte poussée. Tu conçus de le voir la première pensée. Tu pleures ! et l’ingrat, tout prêt a te trahir, Prépare les discours dont il veut t’éblouir ; Pour plaire û ta rivale, il prend soin de sa vie. Ah ! traître, tu mourras... Quoi ! tu n’es point partie ! Va. Mais nous-même allons, précipitons nos pas : Qu’il me voie, attentive au soin de son trépas, Lui montrer à la fois et l’ordre de son frère Et de sa trahison ce gage trop sincère. Toi, Zatime, retiens ma rivale en ces lieux. Qu’il n’ait, en expirant, que ses cris pour adieux. Qu’elle soit cependant fidèlement servie ; Prends soin d elle ; ma haine a besoin de sa vie. Ah ! si, pour son amant facile à s’attendrir, La peur de son trépas la fit presque mourir, Quel surcroit de vengeance et de douceur nouvelle De le montrer bientôt pâle et mort devant elle, De voir sur cet objet ses regards arrêtés Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés ! —Va, retiens-la. Surtout, garde bien le silence.

En ce moment, Acomat se présente devant elle, et elle lui déclare sa résolution de faire périr Bajazet. Le vizir, qui sait combien il serait inutile de lutter contre les fureurs d’une amante jalouse, feint d’entrer dans son nou BAJ

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veau dessein ; mais il n’a pas encore perdu l’espoir de la voir renoncer à sa vengeance ; il dit à son confident Osmin : Je connais peu l’amour ; mais j’ose terépondre Qu’il n’est pas condamné, puisqu’on veut îe confondre ; Que nous avons du temps. Malgré son désespoir, Roxane l’aime encore, Osmin, et le va voir.

Loin de se laisser abattre, il persiste dans la résolution qu’il a prise, et il termine ainsi la dernière scène :

D’amis et de soldats une troupe hardie Aux portes du palais attend notre sortie. La sultane, d’ailleurs, se fie à mes discours. ■Nourri dans le sérail, j’en connais les détours ; Je gais de Bajazet l’ordinaire demeure ; Ne tardons plus, marchons ; et, s’il faut que je meure. Mourons. ; moi, cher Osmin, comme un vizir, et toi. Comme le favori d’un homme tel que moi.

Au cinquième et dernier acte, les événements se précipitent. Comme lavait prévu Acomat, Roxane veut encore faire une dernière tentative sur celui qu’elle aime avec fureur ; mais la proposition qu’elle lui fait montre tout ce qu’il y a de sauvage dans ce cœur, à qui les mœurs du sérail ont laissé toute sa rudesse ; elle dit à Bajazet :

Pour la dernière fois, veux-tu vivra et régner ? J’ai l’ordre d’Amurat, et je puis t’y soustraire. Mais tu n’as qu’un moment : parle.

BAJAZET.

Que faut-il faire ?

ROXANE.

Ma rivale est ici : suis-moi sans différer ; Dans les mains des muets, viens la voir expirer ; Et, libre d’un amour a ta gloire funeste, Viens m’engager ta foi ; le temps fera le reste. Ta grâce est h ce prix, si tu veux l’obtenir.

La réponse de Bajazet est pleine de dignité : Je ne l’accepterais que pour vous en punir, Que pour faire éclater aux yeux de tout l’empire L’horreur et le mépris que cette offre m’inspire., ..

Roxane répond par un seul mot : Sortez ! ut ce mot produit un effet tragique puissant ; car dans la scène précédente, ella avait dit à Zatime : Je puis le retenir ; mais s’il sort, il est mort.

Cependant Acomat n’est pas resté inactif ; il s’est mis à la tête d’une troupe de soldats, il s’est rendu maître du palais et il cherche partout Bajazet. Mais il est trop tard, Bajazet a succombé sous les coups des assassins postés par Roxane. Celle-ci elle-même vient de périr, assassinée par le messager d’Amurat, qui avait eu connaissance de ses desseins, et la malheureuse Atalide se tue pour ne pas sur ;vivre à celui dont elle se reproché d’avoir causé la perte.

Tous les critiques reconnaissent que la tragédie de Bajazet ne peut être mise au rang des chefs-d’œuvre de Racine. On rapporte que le grand Corneille, assistant à l’une des premières représentations de cette pièce, dit à Segrais, qui était à côté de lui : « Avouez que-voilà des Turcs bien francisés. Je vous le dis tout bas, car on me croirait jaloux. ■ Non, Corneille n’était pas aveuglé par la jalousie, et il avait raison de dire qut, dans certaines parties du moins, le langage mis par Racine dans la bouche de ses personnages était bien plus dans nos mœurs que dans celles des Turcs. Cela est vrai surtout de toutes les scènes où Bajazet et Atalide expriment l’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre : c’est un amour trop raffiné, trop rempli de délicatesses toutes françaises pour la cour des sultans. Boileau trouvait aussi la versification de Bajazet un peu négligée, ce qui veut dire toutefois qu’on y trouve peut-être une soixantaine de vers critiquables et autant de faibles, sur un millier d’excellents et trois ou quatre cents d’admirables. Enfin, La Harpe a dit avec beaucoup de raison : « C’est un ouvrage du second ordre, qui n’a pu être fait que par un homme du premier. «

Ce que "Voltaire admirait surtout dans cette tragédie, c’était le rôle d’Acomat : « Cet Acomat, disait-il, me paraît l’effort de l’esprit hu^ main. Je ne vois rien dans l’antiquité ni chez les modernes qui soit dans ce caractère, et la beauté de la diction le relève encore. Pas un seul vers dur ou faible, pas un mot qui no soit le mot propre ; jamais de sublime hors d’œuvre, qui cesse alors d’être sublime ; jamais de dissertation étrangère au sujet ; toutes les convenances parfaitement observées. Enfin, ce rôle me parait d’autant plus admirable qu’il se trouve dans la seule tragédie où l’on pouvait l’introduire, et qu’il aurait été déplace partout ailleurs. «

La Harpe, dont le goût est presque toujours sûr quand la passion ne s’en mêle pas, rapporte ce jugement de Voltaire.et cite quelques incorrections de style, qu’il appelle avec raison une nouveauté dans Racine :

Rien ne m’a pu parer contre ces derniers coups.

C’est un mot impropre. On dit parer des coups et se garantir des coups. Parer ne peut s’appliquer aux personnes que comme verbe réfléchi, suivi de la particule de : Se parer des embûches de l’ennemi, se parer du solml. Mais on ne pourrait pas dire : Se parer contre l’ennemi. , J’ai reculé vol pleurs autant que je l’ai pu.

Encore un ternie impropre. Si c’est une ellipse pour dire : J’ai reculé le moment de faire couler vos pleurs, elle est trop forte ; si c’est une métaphore, elle est fausse ; on ne peut ni avancer ni reculer des pleurs.

Mais je m’assure encore aux boniéi de ton frère.

On dit je m’assure dans vos bontés, et non pas je m’assure à vos bontés.