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les yeux qu’un seigneur considéré de toutes les mères et aimé à coup sûr de toutes les jeunes filles, qui, loin d’avoir peur de son poil indigo, l’excèdent dès lors de leurs œillades assassines ; nous n’avons plus qu’un galant personnage, un peu plus enclin qu’il ne faudrait à l’inconstance, courant avec succès de la brune à la blonde, prenant maîtresse au lieu de prendre femme, se défaisant de la seconde avec moins d’hésitation que de la première, et donnant largement carrière à son intempérance amoureuse, sans crainte de se brouiller avec M. le lieutenant de police. C’est ainsi qu’il existe, à l’heure même où s’écrivent ces lignes, bon nombre de Barbes-Bleues au menton lisse qui n’auront jamais, que je sache, le sort de l’infortuné châtelain ni sa réputation scélérate. Mais poursuivons l’histoire de messire Barbe-Bleue. Après plusieurs veuvages auxquels il avait mis la main, dit-on, il voulut reprendre femme. Un carnaval de huit jours et huit nuits accompagna ses fiançailles nouvelles, dont le simple récit fait venir l’eau à la bouche et la bonne humeur au coin des lèvres : « Ce n’étaient que promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses et festins, que collations. On ne dormait point, et l’on passait toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres… » Il est évident que ce programme champêtre n’est pas d’un rustre, encore moins d’un ogre à grossiers appétits : il est d’un délicat, d’un bel esprit, et sent son parfait gentilhomme. Tout au contraire, après avoir entendu le conteur, dont l’ingénuité pourtant vous séduit, on entre en défiance de la sincérité, de la pureté d’intentions de la jeune fiancée, qui, non moins enchantée de la vaisselle plate dont dispose son futur époux que des malices qu’on se fait toute la nuit les uns aux autres, s’empresse de donner son consentement à une union qui, jusque-là, n’avait pas été de son goût, une Parisienne de l’an 1866 n’eût pas fait autrement. Il n’en est pas moins vrai que le seigneur châtelain dut être frappé du changement subit opéré chez la petite dame par la vue de ses carrosses dorés. Peut-être fut-il amené à rire jaune dans sa barbe bleue, en reconnaissant chez sa septième moitié un goût trop prononcé pour les parties de campagne, les coulis d’écrevisses et les malices plus haut citées. Perrault, qui cherche avec une partialité évidente à couvrir de son encre la plus noire la jaquette abricot de l’honnête M. Barbe-Bleue, Perrault sautant de la signature du contrat à la remise de la clef du cabinet mystérieux, glisse sur le véritable motif qui fait entreprendre à son héros le voyage que vous savez ; mais nous savons à quoi nous en tenir sur ces absences prétextées d’ordinaire par les maris menacés du Minotaure. N’ont-ils pas tous, même les plus sages, comme Bartholo, cette rage d’apprendre « ce qu’on craint toujours de savoir ? » En simulant un départ forcé, Barbe-Bleue faisait d’ailleurs preuve d’un caractère facile et débonnaire ; s’il eût été d’humeur moins conciliante, il se serait borné à imiter Othello, qui, au premier soupçon, met la tête de Desdémone en capilotade sous l’oreiller conjugal. Barbe-Bleue s’éloigne prudemment, lui ; remarquez la différence, et comme il est mieux élevé que le More de Shakspeare. Notez, néanmoins, que les femmes admireront toujours Othello, tandis qu’il n’est pas de fillette qui ne détourne les yeux avec épouvante du sieur de Barbe-Bleue. Celui-ci avait pourtant une excuse à apporter à ces quelques cadavres sans tête rangés dans son cabinet : une passion insurmontable pour la serrurerie. Que demandait-il à ses femmes ? Rien que de bien ordinaire : ne point tacher de rouille une simple clef, qui, une fois trempée dans le sang, en garde obstinément la souillure ; mais il comptait sans la curiosité féminine, cette curiosité sui generis qui perdit notre première mère et qui perdra notre dernière fille. Sur six femmes, il ne s’en trouva pas une seule qui respectât ses exigences d’artiste ; et, comme il allait, de son grand coutelas, interrompre le dialogue de sa nouvelle épouse avec sœur Anne, et punir la désobéissance de Mme  Barbe-Bleue, septième du nom, voilà que ses deux beaux-frères, l’un dragon, l’autre mousquetaire, surviennent et le tuent comme un chien. Pauvre Barbe-Bleu ! « Sa femme, poursuit le conte, demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa sœur avec un jeune gentilhomme dont elle était aimée depuis longtemps ; une autre partie, à acheter des charges de capitaine à ses deux frères ; et le reste, à se marier à un fort honnête homme… » Peut-on, je vous le demande, apporter plus de bonhomie à narrer une aussi lugubre affaire, et mettre plus d’effronterie à répartir en famille le prix du sang ? « Chaque complice, dit M. Jouvin, chaque complice a son rôle dans ce guet-apens, où se laissa prendre la candeur de l’infortuné M. de Barbe-Bleue : la sœur faisait le guet pour donner le signal aux meurtriers ; les frères, l’arme au poing, se tenaient dans la forêt prochaine ; la femme, jouant à l’échevelée devant son miroir, attendait pour descendre que les assassins fussent à la porte, que s’apprêtait à leur ouvrir, sans doute, l’amant de madame. Puis, sans remords, sans vergogne, nous voyons Anne, le dragon, le mousquetaire, la veuve, le remplaçant du mari, hériter de l’homme qu’ils assassinent, et, après en avoir hérité, le calomnier avec la plume de Perrault ! Et l’on appelle cette tragédie de l’adultère un conte… et un conte d’enfant encore ! Et la justice de la postérité hésite à faire, pour l’honnête M. Barbe-Bleue, ce que l’éloquence de Voltaire a tenté avec tant de succès pour l’innocence de Calas ! » Hélas ! nous voudrions pouvoir laver la mémoire de Barbe-Bleue, la blanchir, la rendre nette ; cela serait, jusqu’à un certain point, faisable pour la Barbe-Bleue de Perrault, mais cela est impossible dès que l’on songe que derrière le conte se dresse l’histoire. Or, l’histoire, avec son inexorable fidélité et ses tons crus, projette jusqu’à nous dans les flaques de sang qui la noient une hideuse silhouette de monstre féodal dont Perrault n’a esquissé que l’innocente et bénigne parodie, parodie d’où devait jaillir plus tard l’extravagante et burlesque figure du sire de Franc-Boisy. Expliquons-nous.

On a voulu établir l’identité du personnage « si méchant et si cruel » mis en scène par Perrault, et qui, disons-le en passant, serait aussi, au dire de quelques écrivains, le héros de la romance picarde du Comte Ory, dont Scribe et Rossini ont fait un opéra. On a beaucoup cherché ; et comme il s’agissait d’abord, pour les commentateurs, de contester à Perrault l’invention de son récit, les annales du moyen âge, les traditions de province, les légendes et les féeries de nos pères ont été fouillées, analysées et rapprochées. Walkenaër a apporté dans ce travail ingrat une patience merveilleuse. Des peintures à fresque datant du XIIIe siècle, retrouvées, il y a quelques années, dans une chapelle du Morbihan, et représentant la légende de sainte Trophime, ont paru se rapporter à l’histoire de Barbe-Bleue. On y voit cette sainte, fille d’un duc de Vannes, épouser un seigneur breton ; un second compartiment nous montre le même seigneur, prêt à quitter son château, et remettant à sa femme une petite clef. Les peintures qui suivent représentent la sainte au moment où elle pénètre dans un cabinet où sept femmes sont pendues ; puis l’interrogatoire que lui fait subir son mari, qui la regarde d’un air menaçant ; on la voit ensuite en prières, appelant sa sœur, qui se tient à une fenêtre ; dans le dernier tableau, l’époux barbare pend sa femme ; mais les frères de la victime accourent avec saint Gildas, qui ressuscite la sainte. Cette légende est encore vivante dans la mémoire du paysan breton. Le manoir du farouche seigneur était situé, si l’on en croit la tradition, sur le mont Castanes, qui s’entr’ouvrit, à la voix de saint Gildas, pour engloutir le maître et l’habitation, et qui est resté stérile depuis lors. À côté de cette légende, il en est d’autres fort répandues dans toute la partie sud du pays de Bretagne, et dont le sire Gilles de Laval, baron de Retz, est le héros. Nous ne les rapporterons pas toutes ; mais nous dirons seulement que ce baron de Retz, par ses cruautés, a laissé un long souvenir dans la mémoire du peuple, et que c’est son histoire fort adoucie, comme on en jugera bientôt, qui a fourni la matière du conte de Perrault. Pour l’honneur de la famille ou du pays, on a substitué à son nom, dit M. Michelet, celui du partisan anglais Blue Barb. Le baron de Retz, ou plutôt Barbe-Bleue, inspirait au peuple une terreur que le conte lui-même, malgré sa bonhomie, a contribué à entretenir. Qu’était-ce donc que ce vilain sire ? un grand seigneur de la maison de Laval, qui tenait à celle des Montfort, de la lignée des ducs de Bretagne. Sa fortune était immense. Né en 1396, il se signala par sa bravoure dans toutes les guerres du règne de Charles VII, et notamment au siège d’Orléans ; mais c’est moins à ses mérites comme homme de guerre qu’à ses crimes qu’il doit l’affreuse célébrité attachée à son nom. Dès son jeune âge, il montra, au dire du bénédictin D. Lobineau, ce qu’il devait être plus tard ; mais, ajoute ce chroniqueur, il avait su inspirer à tous une terreur telle qu’il fallut un hasard pour que la vérité se fît jour, et que le coupable fût puni. Gilles de Retz dépensait follement ses revenus, qui étaient énormes, et s’endettait même pour entretenir un train de maison considérable. En 1456, il passa au service du roi de France, et, trois ans plus tard, il contribuait à secourir Orléans, aux côtés de Jeanne Darc. Au sacre du roi, il figurait parmi les quatre seigneurs de haute lignée, chargés d’apporter la sainte ampoule de l’abbaye de Saint-Remi à la cathédrale. À l’issue même de la cérémonie, il fut promu au grade de maréchal de France. En 1433, il commandait, avec le maréchal de Rieux, l’avant-garde de l’armée française, placée sous les ordres du connétable de Richemont. Il vivait donc redouté des petits, mais entouré en haut lieu de la considération que lui attiraient sa bravoure et sa naissance, quand soudain tout ce bel échafaudage s’écroula pendant une visite diocésaine de l’évêque de Nantes, cousin et chancelier du duc de Bretagne. « L’accusation était étrange, dit M. Michelet (Histoire de France, tome V). Une vieille femme, qu’on appelait la Meffraie, parcourait les campagnes, les landes ; elle approchait des petits enfants qui gardaient les bêtes ou qui mendiaient ; elle les nattait et les caressait, mais toujours en se tenant le visage à moitié caché d’une étamine noire ; elle les attirait jusqu’au château du sire de Retz, et on ne les revoyait plus… Tant que les victimes furent des enfants de paysans, qu’on pouvait croire égarés, ou encore de pauvres petites créatures, comme délaissées de leur famille, il n’y eut aucune plainte ; mais, la hardiesse croissant, on en vint aux enfant des villes. Dans la grande ville même, à Nantes, dans une famille établie et connue, la femme d’un peintre ayant confié son jeune frère aux gens de Retz, qui le demandaient pour le faire enfant de chœur à la chapelle du château, le petit ne reparut jamais. » Le duc de Bretagne accueillit l’accusation ; il est permis de croire qu’il fut d’autant plus ravi de frapper sur les Laval, que le roi venait d’ériger la baronnie des Laval en comté (1431), et que les Laval, issus des Montfort, avaient formé une opposition toute française, qui aboutit a livrer la Bretagne au roi en 1488. L’évêque, de son côté, avait à se venger du sire de Retz, qui avait forcé à main armée une de ses églises. Un tribunal fut formé dudit évêque, chancelier de Bretagne ; du vicaire de l’inquisition, messire Jean Blouyn ; de Jean Prigent, évêque de Saint-Brieuc ; de Pierre de l’Hospital, grand juge du duché ; et de Jacques de Pencoëtdic, officiai de l’évêché. Retz, qui eût pu fuir, se crut trop fort pour rien craindre et se laissa prendre. « Ce Gilles de Retz, dit M. Michelet, était un très-grand seigneur, riche de famille, riche de son mariage dans la maison de Thouars, et qui, de plus, avait hérité de son aïeul naturel, Jean de Craon, seigneur de la Suze, de Chantocé et d’Ingrande. Ces barons des Marches, du Maine, de Bretagne et de Poitou, toujours nageant entre le roi et le duc, étaient, comme les Marches, entre deux juridictions, entre deux droits, c’est-à-dire hors du droit… Retz semblait fait pour gagner la confiance. C’était, dit-on, un seigneur « de bon entendement, belle personne et bonne façon, » lettré de plus, et appréciant fort ceux qui parlaient avec élégance la langue latine… Malgré ses démêlés avec l’évêque, il passait pour dévot ; or, une dévotion alors fort en vogue, c’était d’avoir une riche chapelle et beaucoup d’enfants de chœur, qu’on élevait à grands frais ; à cette époque, la musique d’église prenait l’essor en Flandre, avec les encouragements des ducs de Bourgogne. Retz avait, tout comme un prince, une nombreuse musique, une grande troupe d’enfants de chœur dont il se faisait suivre partout. » Il récusa ses juges. Mais il n’était pas facile de récuser une foule de témoins, « pauvres gens, pères ou mères affligés, qui venaient à la file, pleurant et sanglotant, » raconter avec détail comment leurs enfants leur avaient été ravis. Retz ne put nier longtemps, et se mettant à pleurer, il fit sa confession. Telle était cette confession, que ceux qui la reçurent frémirent d’apprendre tant de choses inouïes. « Ni les Néron de l’empire, ni les tyrans de la Lombardie, dit Michelet, n’auraient eu rien à mettre en comparaison ; il eût fallu ajouter tout ce que recouvrit la mer Morte, et par-dessus encore les sacrifices de ces dieux exécrables qui dévoraient des enfants. » On trouva dans la tour de Chantocé une pleine tonne d’ossements calcinés, des os d’enfants en tel nombre qu’on présuma qu’il pouvait y en avoir une quarantaine. On en trouva également dans les latrines du château de la Suze, à Nantes, à Rayz, à Tiffauges, à Machecoul, partout où il avait passé. On évalue à cent quarante-neuf les enfants égorgés par la bête d’extermination, sans compter un nombre illimité de femmes, dont sept, disait-on, avaient été légitimement épousées par lui, circonstance qui a évidemment donné lieu au conte de Perrault, comme l’a fait remarquer le Moniteur du soir du 10 février 1866. Des historiens compétents ont prétendu, toutefois, que Gilles de Retz s’en était tenu à Catherine de Thouars. Quoiqu’il en soit, on ne peut nier que l’imagination la plus monstrueusement dépravée n’a jamais rêvé ce que révélèrent les débats de cette hideuse affaire. Il est impossible même de rapporter avec quelles épouvantables circonstances ce misérable, qui réunissait en lui tous les genres de crimes, avait sacrifié cette multitude de victimes. « C’étaient des offrandes au diable, écrit M. Michelet. Il invoquait les démons… Il les priait de lui accorder « l’or, la science et la puissance. » Il lui était venu d’Italie un jeune prêtre de Pistoïa, qui promettait de lui faire voir ces démons. Il avait aussi un Anglais qui aidait à les conjurer. La chose était difficile. Un des moyens essayés, c’était de chanter l’office de la Toussaint en l’honneur des malins esprits. Mais cette dérision du saint sacrifice ne leur suffisait pas : il fallait à ces ennemis du Créateur quelque chose de plus impie encore, le contraire de la création, la dérision meurtrière de l’image vivante de Dieu… Retz offrait parfois à son magicien le sang d’un enfant, sa main, ses yeux et son cœur. » Après avoir tué pour le diable, il en arriva à tuer pour lui-même, avec volupté. Il jouissait de la mort, encore plus que de la douleur ; il avait fini par s’en faire un passe-temps, une farce ; il poussait de grands éclats de rire en voyant ses victimes se tordre dans les dernières convulsions ; il s’asseyait, l’effroyable vampire, sur la victime agonisante. Ce misérable croyait cependant apaiser Dieu avec des messes et des processions, et, lorsque, le 25 octobre 1440, le tribunal eut prononcé la sentence qui le condamnait au bûcher, son premier soin fut de réclamer un prêtre, ayant tout donné au diable, « hors sa vie et son âme. » Comme il avait toujours rempli ses devoirs de dévotion, il avait pleine confiance que l’enfer n’aurait aucun droit sur son âme. Aussi, quand on le sépara de François Prelati, son magicien, il lui dit en sanglotant : « Adieu, François, mon ami, jamais plus nous ne nous entreverrons en ce monde. Je prie à Dieu qu’il vous doint bonne patience et connaissance, et soyez certain que, pourvu que vous ayez bonne patience et espérance en Dieu, nous nous entreverrons en la grant joie du paradis. Priez Dieu pour moi, et je prierai pour vous. » Le 25 octobre, sur la prairie de la Madeleine, à Nantes, fut dressé le bûcher. Par considération pour les services militaires du maréchal, et aussi par ménagement pour sa puissante famille et pour la noblesse en général, le duc Jean V ordonna que de Retz fût étranglé avant d’être livré aux flammes. Le corps ne fut pas consumé. Aucunes dames et damoiselles de son lignage obtinrent l’autorisation de recueillir ses restes pour les mettre en terre sainte ; elles levèrent le corps de leurs nobles mains, avec l’aide de quelques religieuses, et couvrirent de baisers sa face déjà rendue méconnaissable par les flammes, puis fut fait son service fort solennellement dans l’église des Carmes de Nantes. Gilles de Retz alla reposer dans l’église Notre-Dame-de-Lorette. « Aucunes furent prendre des ossements du bon sire et les conservèrent pieusement, en souvenir de son grant repentir. » Étrange exemple, fait remarquer M. Henri Martin, de l’abus où s’emportaient l’esprit de famille et le sentiment de solidarité des races dans la noblesse ! Contraste étrange, qui se présente ici : les cendres de Jeanne Darc, la sainte fille, venaient d’être jetées au vent ; le cadavre de Gilles de Retz, le monstre, était pieusement inhumé en lieu bénit. Un monument expiatoire s’éleva sur la place même du supplice ; il fut, durant de longues années, un lieu de pèlerinage pour les nourrices, qui venaient y prier la bonne Notre-Dame-de-Cret-Lait, leur patronne. On voit encore aujourd’hui, rapporte M. d’Amezeuil, sur les ponts, en face l’hôtel de la Boule-d’Or, les restes de ce monument ; c’est une niche dans laquelle se trouvait la statue de la Vierge, entre celles de saint Gilles et de saint Laud. Le maréchal de Retz avait poursuivi son horrible carrière pendant quatorze ans, sans que personne osât l’accuser, tant la terreur qu’inspirait son nom était grande. Il n’eût jamais été accusé ni jugé sans cette circonstance singulière, que trois puissances, ordinairement opposées, semblent s’être accordées pour sa mort : le duc, l’évêque, le roi (v. Michelet, Histoire de France, tome V, page 214).

On voit, par ce qui précède, que le Barbe-Bleue de l’histoire est bien autrement terrible que celui du conte des fées. Une complainte bretonne, citée par M. d’Amezeuil, va nous montrer, dans sa naïveté charmante, l’effroi qu’inspirait le sire de Retz ; nous rapporterons ensuite la légende qui a dû donner naissance au conte de Perrault, et qui explique en même temps le nom de Barbe-Bleue. Le texte de la complainte est en breton : « Un vieillard. Jeunes filles de Pléeur, pourquoi vous taisez-vous donc ? Pourquoi n’allez-vous plus aux fêtes et aux assemblées ? — Les jeunes filles. Demandez-nous pourquoi le rossignol se tait dans le bocage, et ce qui fait que les loris et les bouvreuils ne se disent plus leurs chansons si douces ? — Le vieillard. Pardon, jeunes filles, mais je suis étranger ; j’arrive de bien loin par delà les pays de Tréguier et de Léon, et j’ignore les causes de la tristesse répandue sur votre visage. — Les jeunes filles. Nous pleurons Gwennola, la plus belle et la plus aimée d’entre nous. — Le vieillard. Et qu’est devenue Gwennola ?… Vous vous taisez, jeunes filles ; que se passe-t-il donc ici ? — Les jeunes filles. Las ! hélas ! le vilain Barbe-bleue a fait périr la gentille Gwennola, comme il a tué toutes ses femmes. — Le vieillard, avec terreur. Barbe-Bleue habite près d’ici ; ah ! fuyez, fuyez bien vite, enfants ! Le loup ravisseur n’est pas plus terrible que le farouche baron. L’ours est plus doux encore que le maudit baron de Retz. — Les jeunes filles. Fuir ne nous est pas permis, nous sommes serves de la baronnie de Retz, et, corps et âme, nous appartenons au sire de la Barbe-Bleue. — Le vieillard. Je vous délivrerai, moi, car je suis messire Jéhan de Malestroit, évêque de Nantes, et j’ai juré à Dieu de défendre mes ouailles. — Les jeunes filles. Gilles de Laval ne croit pas à Dieu. — Le vieillard. Il périra de malemort, je le jure par le Dieu vivant… » La complainte se termine ainsi : « Aujourd’hui les filles de Pléeur chantent de tout leur cœur et vont danser aux fêtes et aux pardons. — Le rossignol fait retentir le bocage de ses tendres accents, les loris et les bouvreuils redisent leurs plus douces chansons. — La nature tout entière a revêtu sa parure de fête. — Gilles de Laval n’est plus, la Barbe-Bleue est morte. » — Voici maintenant, aussi succinctement que possible, la légende : Las de guerroyer contre les Anglais, messire Gilles de Laval s’était retiré dans son superbe château de Retz, situé entre Elven et Questemberg. t’eut-être est-ce là qu’il fit jouer le mystère du siège d’Orléans dans « belles et gentes fêtes qui ne durèrent pas moins de trois jours, et pendant lesquelles le vin et l’hypocras coulaient à flots. » Ce qu’il y a de certain, c’est que tout son temps se passait en « liesses, festins et joyeusetés. » Un soir, passa près du château, se rendant à Morlaix, un cavalier, le comte Odon de Tréméac, seigneur de Krévent et autres lieux ; près de lui chevauchait une belle jeune fille, Blanche de l’Herminière, sa fiancée. Gilles de Retz les invita l’un et l’autre à se reposer et vida avec eux un verre d’hypo-