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ces à lui donner de la correction, sans nuire au naturel ; de l’harmonie, sans lui ôter de la vigueur ; du coloris, sans l’énerver ; et cela, non-seulement quand il parle de choses d’un ordre élevé, mais encore lorsqu’il exprime les idées les plus simples. La première règle, c’est d’être naturel, et Balzac ne l’est point. Ce sont, il est vrai, chez lui des phrases irréprochables sous le rapport de la correction ; mais c’est aussi un flux intarissable de métaphores, d’hyperboles, de figures de tout genre, qui fatigue, épuise l’attention, et finit par devenir insupportable. Ce qui rend le défaut de Balzac plus extraordinaire, c’est qu’il savait très-bien apprécier la littérature de son temps, et voir ce qu’il y avait en elle de faux et d’exagéré. Il est plus aisé d’établir un précepte que de s’y conformer, surtout quand on se trouve dans la position de Balzac ; semblable au nouveau riche, qui met partout de la dorure, il a mis de l’esprit et de l’érudition partout ; il se regardait en quelque sorte comme le créateur d’un nouveau langage, et l’on sait que tous les arts commencent par l’exagération. Or, de l’exagération des idées au pédantisme il n’y a qu’un pas. Les admirateurs de Balzac avaient formé des associations où chacun était tenu, dit Ménage, « de prendre garde à parler correctement, et à ne pas faire de fautes dans les entretiens d’assemblées. » On sait que, dans un temps où il n’était pas facile d’être correct, une telle contrainte devait complètement exclure le naturel dans la conversation. À plus forte raison devait-il en être ainsi dans les lettres, où la parole écrite peut plus facilement s’assujettir à des règles. Il ne faut pas s’imaginer, au surplus, que tout le mérite de Balzac a consisté dans l’art d’arranger des mots d’une manière plus ou moins harmonieuse. Sous ces périodes sonores se cachent des idées justes, des aperçus ingénieux, des sentiments de l’ordre le plus élevé… Ses lettres sont dépourvues de l’agrément qu’offrent en général les correspondances privées, et dénuées d’ailleurs d’intérêt, car on n’y trouve ni anecdotes, ni détails familiers, ni épanchements de confiance ; mais elles peuvent paraître un monument précieux à conserver comme constatant l’état de la langue au milieu du XVIIe siècle et les efforts progressifs qu’elle a faits pour se polir, se perfectionner et se compléter. On y trouve, en effet, une foule de mots tout nouveaux, que l’on s’est empressé d’adopter et que l’usage général a consacrés, tels que féliciter, urbanité, bienfaisance, etc. On y trouve aussi des idées heureuses, que beaucoup d’écrivains postérieurs se sont appropriées.

Ces lettres, qui répondent si peu à l’idée que nous nous faisons aujourd’hui du style épistofaire, furent d’autant plus recherchées que la réputation de Balzac s’étendait plus au loin. On lui en demandait de toute part, dit M. Nisard ; on les colportait d’une maison à l’autre, on invitait les gens à dîner pour leur en faire la lecture. Balzac ne pouvait suffire à toutes les exigences ; … aussi se plaignait-il « d’être assassiné des civilités qui lui venaient des quatre parties du monde ; » mais, malgré tout cela, il était heureux de son malheur,… ce qui ne l’empêchait pas d’écrire à Chapelain ; « Vous ne sauriez croire combien je suis las du monde et dégoûté de moi-même. Toutes les choses qui m’ont chatouillé me blessent. J’estime autant un almanach qu’une histoire ; les simples mots de style me font mal à la tête. Plût à Dieu m’être défait de ma bonne ou mauvaise réputation, et j’ai envie de changer de nom, afin de ne plus prendre part à tout ce qui se dit de Balzac, et ne m’intéresser, ni de la louange, ni du blâme qu’on lui donne. »

On dit ces choses-là et souvent on n’en pense pas le premier mot ; cependant un aveu de Balzac ferait croire assez volontiers à sa franchise. Parlant un jour de Saumaise, il déclara « qu’une petite lettre lui coûtait plus qu’un volume ne coûtait à ce bienheureux écrivain, » et il disait à Scudéri : « J’admire votre facilité, votre abondance ; vous pouvez écrire plus de calepins que moi d’almanachs. »

En 1631, Balzac fit paraître le Prince, qu’il avait d’abord nommé le Ministre d’État. C’est, d’après M. Nisard, un portrait du prince, tel qu’un honnête rêveur peut le désirer, avec un caractère, des mœurs, des qualités qui n’existent que dans l’imagination. Trois ans après la publication de ce livre, qui fut censuré par la Sorbonne, Balzac, lors de la fondation de l’Académie française, fut appelé à en faire partie, et on l’exempta, par une faveur toute spéciale, d’assister aux séances.

Vers la fin de sa vie, il tomba dans la plus grande dévotion. Il fit construire des chambres au couvent des capucins d’Angoulême, pour s’y livrer à des pratiques de piété, fit distribuer de son vivant huit mille écus en œuvres pies, ce qui prouve qu’il ne se borna pas seulement à faire passer dans la langue le mot bienfaisance, et il légua, en mourant, une somme à l’Académie française pour y fonder un prix d’éloquence. C’est sous l’empire de ces idées qu’il écrivit son Socrate chrétien (1652), sorte de dissertation érudite et pompeuse sur l’excellence de la morale et de la religion. Après sa mort, on publia quelques ouvrages qui ajoutèrent encore à sa renommée : les entretiens, en 1657, et l’Aristippe, en 1658. (V, Aristippe.) On considère ce dernier ouvrage comme le chef-d’œuvre de Balzac. « Aristippe est mon bien-aimé, disait-il lui-même ; il est les délices de mes yeux et la consolation de ma vieillesse. Je l’ai fait et refait cent douzaines de fois, j’y ai employé toute ma science, tout mon esprit et tout celui des autres. »

En résumé, malgré la pompe emphatique et la recherche extrême qui déparent si souvent les écrits de Balzac, on ne saurait méconnaître la grande influence que son génie essentiellement oratoire a eu sur notre langue, et il doit être placé aux nombre de nos meilleurs écrivains eu égard à l’ordre des temps. « Il est utile à lire et à méditer, également propre à instruire et à former, dit Joubert ; souvent il dépasse le but ; mais il y conduit et il ne tient qu’au lecteur de s’y arrêter. »

Outre les ouvrages que nous venons de citer, Balzac a composé une satire intitulée le Barbon (1648) ; un nombre considérable de vers latins, sous le titre de Tres libri carminum (1650) ; une foule de dissertations et d’entretiens, notamment sa dissertation sur l’Herodes infanticida de Heinsius, etc. Ses Œuvres complètes ont été publiées à Paris (1665, 2 vol. in-folio). On a également un Choix des lettres de Balzac (1806) ; les Pensées de Balzac, précédées d’observations, par Moreau de Mersan (1807), et les Œuvres choisies de Balzac, données par Malitourne (1822).


BALZAC (Charles-Louis), architecte et littérateur, né à Paris, mort en 1820. Il fut adjoint à l’expédition d’Égypte, et enrichit de précieux dessins d’architecture le grand ouvrage de la commission. On a de lui un opéra-comique, les Deux meuniers, des poésies, un petit poème, Douleurs et guérison (1819), etc.


BALZAC (Honoré DE), célèbre romancier, né à Tours le 27 floréal an VII (16 mai 1799), jour de Saint‑ Honoré, dont on lui donna le nom, mort à Paris le 20 août 1850. Malgré ses prétentions aristocratiques, Balzac était de naissance roturière, et il n’avait absolument rien de commun avec les familles auxquelles il prétendait se rattacher. La particule, qui, comme on le sait d’ailleurs, n’est pas toujours une preuve de noblesse authentique, ne lui appartenait pas. Sur son acte de naissance, il est tout bonnement, tout bourgeoisement, tout vilainement nommé Balzac, ainsi que son père. La même particularité a été constatée sur l’acte de naissance de son frère Henri‑ François, qui naquit huit ans plus tard, et n’eut jamais la velléité de blasonner son nom. Ces renseignements authentiques ont été fournis par M. Champoiseau, président honoraire de la Société archéologique de Tours (V. Revue des Deux‑Mondes, 15 décembre 1856, page 721). Si nous insistons sur ce détail,.qui ne saurait être qu’une vétille à une époque où la démocratie, bien que cachée derrière un nuage, règne en souveraine absolue, c’est que cette faiblesse vaniteuse forme un des traits saillants de ce singulier esprit, qui s’était fabriqué une généalogie romanesque que lui‑ même avait fini par prendre au sérieux, comme celles qu’il donnait à ses héros.

Et maintenant, ce n’est pas sans quelque embarras que nous avouerons, au début de cet article, que, tout en admirant la fécondité laborieuse, la verve pittoresque et la puissance d’observation de ce conteur prestigieux, de cet artiste en fictions, nous ne pouvons nous accoutumer à l’espèce de fétichisme dont il est l’objet depuis sa mort. En présence d’un tel engouement nous craignons de choquer un certain nombre de nos lecteurs en hésitant à nous incliner devant l’idole aussi bas que l’exigent ses fanatiques admirateurs. Nous avons sous les yeux un grand nombre d’études biographiques et littéraires qui sont, pour la plupart, des dithyrambes. Suivant ses dévots, BaIzac n’est pas seulement le plus grand écrivain du siècle, c’est aussi le plus profond des penseurs et des philosophes, le plus sublime des génies, et, pour parler la langue emphatique de ces enthousiastes, le colosse de la littérature contemporaine. Nous ne savons quel idolâtre ou quel compère l’a ridiculement nommé le Christ de l’art moderne.

Bien que l’effet ordinaire des louanges excessives soit de provoquer les réactions de la critique, nous ferons tous nos efforts pour nous tenir dans une juste mesure et pour accorder à Balzac le genre d’admiration qui lui convient, et que les hyperboles de ses partisans pourraient lui faire contester. Tous ces adorateurs qui, comme la statue de Memnon, saluent le soleil chaque matin dans leur feuilleton, dans leur chronique, tous ces petits poussins qui se sont réfugiés dans le giron de Jupiter, et qui s’abritent chaque soir sous les ailes de cet aigle du XIXe siècle, vont crier au scandale, nous appeler sacrilège, iconoclaste… Que nous importe ? Il est bon, il est sain, il est moral de dire la vérité aux morts, pour que cette vérité serve de leçon aux vivants envers lesquels, selon le sentiment de Voltaire, on est obligé à plus de ménagements.

La biographie d’Honoré Balzac n’offre qu’un intérêt relatif. Très-médiocre élève du collège de Vendôme, nourri au hasard de lectures mal digérées, il vint jeune à Paris, où il ébaucha quelques autres études, et où il mena, jusqu’à l’âge de trente ans, une vie singulièrement aventureuse, pleine de tâtonnements, d’efforts en sens divers, d’entreprises et d’avortements. Ce sont là, dira‑t-on, les débuts ordinaires du génie. Rien n’est, malheureusement, plus vrai ; mais il y a cependant une distinction à faire entre les mâles souffrances des grands lutteurs en travail d’une idée impersonnelle, inventeurs ou philosophes, et les déceptions des ambitieux, uniquement préoccupés de la fortune et de la gloire, de l’agrandissement de leur personnalité. La fortune et la renommée, telles furent, en effet, les seules Muses de Balzac  ; et, bien que nous n’ayons aucun détail biographique sur ses premières années, il est probable que ces Muses furent celles qui chantèrent autour de son berceau ; car l’homme est dans l’enfant, comme le chêne est dans le gland. Du reste, il est juste de reconnaître qu’il a poursuivi son but avec une énergie, une opiniâtreté de travail et une force de volonté, qui méritaient bien le succès qu’il a fini par conquérir.

Enfoui dans une mansarde pendant de longues années, il entassa, de 1820 à 1828, volu mes sur volumes, tantôt en collaboration avec Lepoitevin Saint-Alme, qui prenait le nom de Villerglé, tantôt seul sous les pseudonymes d’Horace de Saint-Aubin et de lord R’hoone. Toujours, comme on le voit, des noms aristocratiques, pour ne pas trop déroger, même sous le masque. Voici les titres de quelques-uns de ces romans informes, que lui-même appelait, assez prétentieusement, ses études : Les Deux Hector, le Centenaire, le Vicaire des Ardennes, l’Héritière de Birague, Clotilde de Lusignan, la Dernière fée, Michel et Christine, l’Anonyme, Wann-Chlore, le Corrupteur, etc. Au témoignage de Sainte-Beuve (Critiques et portraits, 1836), qui a eu le courage de les lire ; de l’aveu des plus ardents disciples du maître, il n’y a absolument rien dans ces essais, ni originalité ni style, nul indice de talent et d’avenir littéraire. Une volonté moins robuste se fût découragée mille fois ; mais Balzac avait une foi inébranlable dans son génie, auquel personne ne pouvait croire, et il persévéra obstinément dans sa voie. Dans l’intervalle, il avait courageusement tenté de s’assurer l’indépendance par des spéculations industrielles. Il se fit éditeur, imprimeur, fondeur ; mais ces entreprises ne réussirent point et ne lui laissèrent que des dettes. En tout état de cause, nous préférons, dans la vie de Balzac, ces tentatives honorables aux combinaisons fantasques et puériles que, dans la suite, il improvisait chaque jour pour violenter la fortune rebelle. Son insuccès le rendit à la littérature. « L’imprimerie, dit-il, m’a pris tant de capital, qu’il faut qu’elle me le rende. » Et, comme un robuste ouvrier, il reprit vaillamment le collier du travail, qu’il n’a jamais quitté depuis. Répétons-le, cette ardeur fut une des grandes qualités de Balzac, et l’on ne peut trop admirer, sur ce point, son énergie, quand on rapproche le nombre de ses écrits de la difficulté qu’il éprouvait à les produire ; quand on connaît sa méthode de composition, ses efforts laborieux, les continuels remaniements qu’il faisait subir à ses écrits. On sait que sa copie, et surtout ses épreuves étaient la terreur des typographes, qui se les repassaient de main en main, ne voulant pas faire chacun plus d’une heure de Balzac. Cela était devenu proverbial dans les imprimeries ; on faisait du Balzac par corvée. Sa manière de procéder était celle-ci : quand il avait suffisamment médité un sujet, il traçait en quelques pages une espèce de scénario informe, qu’il envoyait à l’imprimerie. Cette ébauche de premier jet lui revenait en placards dont il emplissait en tous sens les marges d’un feu d’artifice de corrections et d’additions. Les épreuves se multipliaient, et le texte primitif avait depuis longtemps dis paru sous les amplifications, qu’il remaniait encore, ajoutant, modifiant toujours et sans se lasser jamais. Tel de ses romans n’a paru qu’après la douzième épreuve ; et quelles épreuves ! On assure même que quelques-uns sont allés jusqu’à la vingtième. Les libraires refusaient de supporter les frais de ces interminables corrections, qui nécessairement ébréchaient les honoraires de l’écrivain : Des enfantements aussi laborieux indiquent sans doute un grand amour de la perfection ; mais ils trahissent en même temps les efforts pénibles d’un auteur, obligé d’arracher par lambeaux les idées de son esprit. On ne saurait nier qu’un grand nombre de défauts, qui frappent dans ses ouvrages, ne soient une conséquence de ce mode incohérent de composition.

Le Dernier Chouan (1827) ouvre la série des ouvrages que Balzac a reconnus et signés de son nom (à cette époque, il ne s’affublait pas encore du de). On y trouve, pour la première fois, du pittoresque et une certaine entente dramatique ; mais l’imitation de Walter Scott est évidente. Nous passons sur Catherine de Médicis, roman historique ou prétendu tel, que sa sœur, Mme Surville, donne pour un de ses plus beaux livres, mais que personne n’a jamais lu. Le nom de Balzac sortit enfin de sa longue obscurité par un livre de saveur mordante et graveleuse, qui contenait juste assez d’esprit pour faire passer beaucoup de cynisme et de corruption, la Physiologie du mariage (1829), sorte de macédoine où il rajeunit un sujet usé, et d’où la morale est exclue dès le titre. Il y a certainement beaucoup de verve dans cette élucubration, mais encore plus de scepticisme et d’immoralité. En outre, certains détails choquants et grossiers font trop souvent penser à Rétif de la Bretonne et à son Pornographe. Balzac publia, dans la même année, quelques croquis nouveaux : Gloire et malheur, El Verdugo, la Maison du chat qui pelote, le Bal de Sceaux. Cependant il n’était pas encore classé parmi les romanciers en renom, quand parut, en 1830, la Peau de chagrin, livre qui fit beaucoup de bruit, et qui contient, au milieu de fragments qui annoncent un talent réel, de malheureuses imitations d’Hoffmann et parfois de Rabelais, des boursouflures de lyrisme, des obscurités prétentieusement philosophiques, des banalités déclamatoires et des affectations d’immoralité. Néanmoins le succès fut complet ; ce roman étrange fut lu et élu, et l’auteur aidait lui-même à la vogue par de chaleureuses réclames, où il se prodiguait les éloges les plus outrés et se comparait modestement aux plus grands génies de l’histoire littéraire. On a prétendu qu’il ne se préoccupait en aucune manière du sort de ses ouvrages, une fois qu’ils étaient sortis de sa plume, et qu’il ne recherchait point les éloges des journaux. Un des écrivains les plus justement estimés de notre époque a imprimé sérieusement dans son étude sur Balzac : « Il ne demandait d’éloges à personne. Nul auteur ne fut plus insoucieux que lui des articles et des réclames à l’endroit de ses livres ; il laissait sa réputation se faire toute seule, sans y mettre la main, et jamais il ne courtisa les journalistes. » Comme réponse à ces complaisantes fictions de l’amitié, nous citerons une curieuse pièce qui a été publiée dans l’Amateur d’autographes du 15 mai 1865. C’est une réclame hyperbolique écrite entièrement de la main de Balzac, et destinée à quelque journal, à propos d’une réimpression de la Peau de chagrin (édition Gosselin, 1832). Nous l’insérons tout entière, sans y changer une virgule :

« Les Contes philosophiques de M. de Balzac ont paru cette semaine chez le libraire Gosselin. La Peau de chagrin a été jugée comme ont été jugés les admirables romans d’Anne Radcliffe. Ces choses‑ là échappent aux annalistes et aux commentateurs. L’avide lecteur s’en empare, de ces livres. Ils jettent l’insomnie dans l’hôtel du riche et dans la mansarde du poëte ; ils animent la campagne ; l’hiver ils donnent un reflet plus vif au sarment qui pétille ; grands privilèges du conteur. C’est qu’en effet c’est la nature qui fait les conteurs. Vous aurez beau être savant et grave écrivain, si vous n’êtes pas venu au monde conteur, vous n’obtiendrez jamais cette popularité qui a fait les Mystères d’Udolphe et la Peau de chagrin, les Mille et une nuits et M. de Balzac. J’ai lu quelque part que Dieu mit au monde Adam le nomenclateur en lui disant : Te voilà homme ! Ne pourrait-on pas dire qu’il a mis aussi dans le monde Balzac le conteur en lui disant : Te voilà conte ! Et en effet quel conteur ! que de verve et d’esprit ! quelle infatigable persévérance à tout peindre, à tout oser, à tout flétrir  ! Comme le monde est disséqué par cet homme ! quel annaliste ! quelle passion et quel sang‑ froid  !

 Les Contes philosophiques sont l’expression au fer chaud d’une civilisation perdue de débauches et de bien‑ être que M. de Balzac ex pose au poteau infamant. C’est ainsi que les Mille et une nuits sont l’histoire complète du mol Orient à ses jours de bonheur et de rêves parfumés. C’est ainsi que Candide est toute l’histoire d’une époque où il y avait des bastilles, un Parc‑aux‑cerfs et un roi absolu. En prenant ainsi et du premier bond une place à côté de ces conteurs formidables ou gracieux, M. de Balzac a prouvé une chose qui était à démontrer encore : à savoir que le drame, qui n’était plus possible aujourd’hui sur le théâtre, était encore possible dans le conte, que notre société si dangereusement sceptique, blasée et railleuse, véritable Phoedora sans âme et sans cœur, pouvait encore cependant être remuée par les galvaniques secousses de cette poésie des sens colorée, vivante, en chair et en os, prise de vin et de luxure à laquelle s’abandonne avec tant de délices et de délire M. de Balzac. De sorte que la surprise a été grande lorsque, grâce à ce conteur, nous avons encore trouvé parmi nous quelque chose qui ressemble à la poésie ; les festins, l’ivresse, la fille de joie, folle de son corps, donnant ses caresses au milieu de l’orgie, le punch qui court couronné de flammes bleues, la politique en gants jaunes, l’adultère musqué, la petite fille s’abandonnant au plaisir, à l’amour, rêvant tout haut ; la pauvreté propre et reluisante, si entourée de décence et d’heureux hasards, nous avons vu tout cela dans Balzac. L’Opéra et ses filles, le boudoir rose et ses molles tentures, le festin et ses indigestions ; nous avons même vu apparaître encore les médecins de Molière, tant cet homme a besoin de sarcasmes et de grotesques. Plus vous avancez dans la Peau de chagrin, vices, vertus manquées, misères, ennui, profond silence, science sèche et décharnée, scepticisme anguleux et sans esprit, égoïsme ridicule, vanités puériles, amours soldés, juifs brocanteurs, que sais‑ je  ? plus vous reconnaissez avec étonnement et douleur qu’ainsi est construit en effet ce XIXe siècle où vous vivez. La Peau de chagrin, c’est Candide avec des notes de Béranger ; c’est les misères, c’est le luxe, c’est la foi, c’est la moquerie, c’est la poitrine sans cœur et le crâne sans cervelle du XIXe siècle, ce siècle si paré, si musqué, si révolutionnaire, si peu lettré, si peu quelque chose ; ce siècle de fantasmagories brûlantes dont on ne pourra plus rien saisir dans cinquante ans, excepté la Peau de chagrin de M. de Balzac. »

Notons en passant avec quelle ténacité Bal-