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vernaient l’Espagne, lorsque, sous le règne de Rodrigue, les Arabes envahirent ce pays (711). Rodrigue marcha au-devant de l’armée ennemie, et, sur les bords du Guadalète, lui livra une bataille qui dura huit jours. On sait les suites de cette bataille ; il n’entre pas dans notre plan d’étudier ici ce grand fait de l’invasion des Arabes en Espagne, l’un des épisodes les plus considérables de l’histoire de l’Europe au moyen âge ; nous voulons seulement justifier ou expliquer, sur deux points contestés, la tradition des ballades. Et d’abord, comment et par quelles causes l’invasion des Arabes fut-elle provoquée ? Selon les ballades, — d’accord avec les chroniques nationales — Rodrigue, prince voluptueux, aurait indignement abusé de la fille d’un de ses grands vassaux, le comte Julien, gouverneur des provinces orientales d’Espagne, et celui-ci, pour se venger, aurait livré sa patrie aux Arabes. Des motifs analogues, d’après les traditions homériques, amenèrent le siège et la destruction de Troie, et, d’après Tite-Live, firent ouvrir aux Gaulois l’Italie. D’où vient cette singulière rencontre des poètes populaires d’Espagne avec le grand poète de l’antiquité grecque et le plus ingénieux des historiens latins ? Que faut-il en conclure, si ce n’est qu’on doit faire la part de la fable et celle de la vérité ? Sans doute, l’impulsion extraordinaire donnée par Mahomet aux Arabes, la mollesse des rois goths, les divisions qui partageaient l’Empire, le mécontentement des fils de Witiza, voilà d’abord, voilà surtout ce qui amena l’invasion de l’Espagne ; mais qu’y a-t-il d’impossible à ce que la séduction de la Cava (la fille de Julien) en ait été la cause, l’occasion prochaine ? Il y a également un doute sur le sort de Rodrigue. Selon les ballades, toujours d’accord avec les chroniques espagnoles, le roi Rodrigue, échappé au massacre des siens, ne serait mort que plus tard, dans un ermitage où il avait fait pénitence de ses fautes. D’après les écrivains arabes, au contraire, il aurait péri dans la bataille. Qui faut-il croire ? Les romances ont pour elles un fait attesté même par les Arabes, c’est qu’on retrouva sur le champ de bataille la couronne de l’infortuné roi, son riche manteau, ses brodequins ornés de pierres précieuses, mais que, malgré toutes les recherches, on ne put retrouver son corps. Dès lors, pourquoi ne pas admettre la tradition populaire espagnole, qui remonte probablement aux contemporains et aux compagnons du roi Rodrigue ? Les ballades reprochent vivement au roi Rodrigue ses torts et ses faiblesses, si cruellement expiés par la nation ; mais cependant on entrevoit à travers ces reproches une sorte de pitié, même une certaine sympathie. Ces ballades sont au nombre de neuf ; les titres en indiqueront suffisamment le sujet : 1° Comment le roi Rodrigue fut averti, par des présages, des malheurs qui menaçaient son règne ; 2° La Cava est séduite par le roi Rodrigue ; 3° Le comte Julien annonce sa vengeance ; 4° Le comte Julien livre l’Espagne aux Maures d’Afrique ; 5° Rodrigue après sa défaite ; 6° Même sujet ; 7° Un capitaine de Rodrigue annonce à la reine le malheur de l’Espagne ; 8° Reproches au roi Rodrigue ; 9° Rodrigue fait pénitence après la perte de l’Espagne. Nous remarquerons, en terminant, que Cervantes, d’accord avec les historiens arabes, fait périr Rodrigue dans la bataille.

On peut supposer que la ballade française passa en Angleterre avec les conquérants normands ; mais elle y rencontra un autre genre de poésie populaire plus ancien, plus conforme au génie de la nation, et elle disparut bientôt en laissant seulement son nom à ces poésies. La ballade anglaise n’est donc qu’un cadre où se joue en toute liberté l’imagination lugubre, amie du merveilleux, qui distingue les races du Nord. En contact continuel avec une nature sauvage, leurs poëtes se sont toujours plu à reproduire, dans leurs chants, le ciel sombre, les sites tourmentés, les tempêtes qu’ils ont constamment sous les yeux. Tel fut le caractère de toutes les poésies composées par les bardes saxons ou gaëls, et dont quelques-unes sont encore fixées dans la mémoire des plus pauvres habitants de l’Angleterre, du pays de Galles, d’Écosse et d’Irlande. Ces compositions appartiennent à l’enfance des peuples ; elles ne connaissent point de règles précises et laissent le champ libre aux mouvements de l’inspiration. Cependant elles sont ordinairement partagées en stances égales entre elles, et, dans les plus anciennes, le vers qui termine une strophe est souvent répété au commencement de la strophe suivante. Les bardes ne chantaient guère que les combats des guerriers, tels qu’Odin et ses compagnons, et les festins dans lesquels ils se délassaient des fatigues de la bataille. Après eux, d’autres poëtes célébrèrent les exploits des Douglas, des Percy, des Bruce, des Murray. Chez tous, l’inspiration poétique fut toujours soutenue par un patriotisme ardent qui contribuait puissamment à impressionner les masses.

À ces ballades guerrières, les poëtes en joignirent d’autres qui n’avaient pour but que d’émouvoir le cœur par le récit d’aventures souvent imaginaires, mais toujours propres à impressionner vivement les esprits les plus incultes, tout en excitant également l’intérêt des classes plus éclairées.

Les ballades sur Robin Hood, sur sa rencontre avec le roi Richard dans les bois, sur les malheurs de la belle Rosamonde et de Jane Shore, sont demeurées populaires en Angleterre et en Écosse. On peut encore citer celle d’Édouard IV et du tanneur de Tanworth. Le pauvre diable, qui a parlé au roi comme on parle à un voleur, voyant arriver toute la cour, dont les hommages lui apprennent le haut rang de celui qu’il a offensé, s’écrie : Je serai pendu demain matin. Mais le roi, qu’il a amusé, rit de sa frayeur et le met en possession de Plumpton-Park. Au nombre des ballades non historiques et de pure imagination, il en est une célèbre et qu’Addison a vantée lui-même : c’est la ballade des Enfants dans le bois. Deux pauvres enfants, après avoir perdu leurs parents, sont restés sous la tutelle d’un oncle qui convoite leur héritage. Cet oncle fait, comme Richard III, marché avec deux brigands pour qu’ils tuent ses neveux. Les brigands emmènent les pauvres petits au fond de la forêt. La peinture des jeunes orphelins, qui jouent le long de la route, offre un trait naturel et touchant. L’aîné de l’un des sicaires s’émeut ; mais l’autre, plus insensible, se met en devoir de gagner son salaire. Les deux brigands se battent entre eux. Le mauvais est tué et le bon s’enfuit. Les pauvres enfants restent égarés dans le bois et meurent d’inanition, les bras entrelacés. — On connaît également la fameuse ballade intitulée le Chevalier désappointé ou la Politique des Dames. On y voit une jeune dame employer toutes sortes de ruses pour garantir son honneur des entreprises d’un chevalier discourtois. C’est un petit poème d’un tour spirituel et gracieux. — La ballade de Marie Ambrée, espèce de Bradamante qui combat au siège de Gand, celle de la Dame espagnole, de la Fille brune, qui, croyant son amant banni, consent à le suivre bien qu’il cherche, pour l’éprouver, à la détourner de ce dessein, mériteraient, toutes, les honneurs de la traduction. Nous citerons encore celle qui a pour titre : Gentil pâtre, dis-moi, et la Chasse de Chevy, comme de parfaits modèles de ce genre dans lequel Thomas Moore a excellé.

Robert Burns a composé un grand nombre de ballades, parmi lesquelles plusieurs sont des chefs-d’œuvre du genre. Burns n’était pas seulement un grand poëte, doué d’une imagination vive et féconde, c’était encore, et avant tout, une de ces organisations aussi puissantes que délicates, pour lesquelles la nature est à la fois le livre et le maître par excellence. L’humble fleur moissonnée par la faux, une ruine solitaire, un rocher grisâtre, un jour d’hiver froid et sombre, les éclats de la foudre, le sourd grondement de la tempête frappent vivement son imagination, et soudain le rhythme et la mesure deviennent l’expression spontanée des idées et des sentiments qui débordent de son âme. Tout en guidant la charrue, tout en gardant ses bœufs dans les pâturages, il prête l’oreille aux chants rustiques tout pleins des souvenirs de la gloire nationale ; aussitôt sa muse s’éveille et chante avec enthousiasme les exploits des Bruce et des Stuarts : « Écossais, qui avez versé votre sang en combattant sous Wallace ; Écossais, qui marchâtes si souvent sous la bannière de Bruce, que la mort vous prépare un lit sanglant, ou marchez à une victoire glorieuse ! le jour est arrivé, l’heure sonne. Voyez le front des bataillons menaçants comme un nuage prêt à éclater ! Regardez l’orgueilleux Édouard s’avançant avec son armée, Édouard, les chaînes et l’esclavage. » (Chant de Robert Bruce à son armée avant la bataille de Bannok-burn.)

Parmi les ballades de Burns, nous avons choisi les deux suivantes pour en faire le compte rendu, parce qu’elles sont les plus propres à nous donner une idée de son talent et de sa manière. De combien d’histoires tragiques l’église d’Alloway n’avait-elle pas été le théâtre ? Certes, les traditions populaires ne manquaient pas à ce sujet. On assurait même que, la nuit, les sorciers y tenaient leur sabbat. Burns n’ignorait aucune de ces légendes, auxquelles le paysan écossais croyait encore ; peut-être, avec cette susceptibilité d’organes dont il était doué, avait-il plus d’une fois éprouvé un frisson involontaire en passant le soir auprès de l’antique édifice. Ces murs noircis par le temps, ces fenêtres étroites, dont les vitraux brisés scintillaient dans l’ombre, le clocher, autour duquel voltigeaient les oiseaux de nuit, le cimetière..... tout, en ces lieux mal famés, devait imprimer dans son âme une crainte superstitieuse. Telles sont les circonstances dans lesquelles Burns a chanté l’histoire très-véridique du brave Tom O’Shanter :

« Lorsque le marché est près de finir, que le colporteur quitte les rues, que le voisin pressé par la soif rencontre un autre voisin altéré, et que l’habitant de la campagne se dispose à quitter la ville ; lorsque nous nous asseyons pour sabler la bière et que nous commençons à nous griser et à trouver ainsi le bonheur, nous ne pensons pas à la longueur de nos milles d’Écosse, ni aux landes, ni aux marais, ni à ces brèches pratiquées dans ces vieilles masures, ni à tous ces nombreux obstacles qu’il nous faut traverser pour regagner la demeure où nous attend une femme hargneuse qui rembrunit son front et nourrit précieusement sa colère pour l’empêcher de se refroidir. Or, un soir de marché, Tom O’Shanter s’est trouvé à l’aise auprès d’un bon feu, en face d’un pot de bière mousseuse, il a passé joyeusement une partie de la nuit avec le cordonnier Johny, son camarade le plus ancien et le plus altéré. Mais le plaisir fuit comme l’ombre, l’heure sonne et il faut partir. Cependant l’orage gronde et mugit à travers les arbres, « le vent souffle comme s’il soufflait pour la dernière fois. Les ouragans pressent les bruyantes giboulées, les ténèbres engouffrent les sillons de l’éclair rapide, le tonnerre mugit sourdement et longuement.... l’enfant même comprendrait que, cette nuit, le diable est très-afrairé. » — Bien monté sur sa grise Meg, Tom méprise la fureur des éléments déchaînés et avance rapidement en fredonnant un gai refrain. Tout va bien ; mais à peine arrivé auprès de l’église d’Alloway, notre homme s’arrête stupéfait ; d’affreuses sorcières s’y livrent, avec une joie frénétique, à leurs danses infernales. À tout autre moment, Tom se serait empressé d’abandonner ce lieu ; à cette heure, il ne redoute rien ! Inspiratrice courageuse, John Barlycorn (la bière), que de dangers tu peux nous faire braver ! « Le vieux diable, assis sur une fenêtre, joue de la cornemuse avec tant de force qu’il fait trembler les poutres et les toits ; » les sorcières sautent à qui mieux mieux et amusent fort le joyeux compère. À la fin, celui-ci, fasciné par ce spectacle fantastique, révèle sa présence par une bruyante exclamation. Au même instant, le bal cesse, et toute la bande diabolique s’élance à la poursuite de l’imprudent fermier. Heureusement la vaillante Meg part au galop, et fait si bien qu’elle sauve la vie à son maître. »

Voilà bien les principaux incidents de cette bizarre composition ; mais ce qu’il est impossible de rendre, c’est l’entrain, la vie, le mouvement qui animent tous ces personnages réels ou fantastiques ; ce sont les traits heureux, les saillies piquantes et originales qui rajeunissent des types vieillis et leur donnent tout l’attrait de la nouveauté.

Le chef-d’œuvre de Burns, c’est la ballade, ou, si l’on veut, la chanson des Gueux ; car ce petit poëme réunit en lui seul les éléments constitutifs des deux genres. C’est à la fin de l’automne : les feuilles grises roulent dans les rafales du vent ; une joyeuse troupe de vagabonds vient faire ripaille au cabaret de Poosie Nausie. « Ils trinquent et rient, ils rient et se démènent ; ils cognent, ils sautent tant que les tourtières résonnent. » Le premier auprès du feu, en vieux haillons rouges, est un soldat avec sa commère. Il entonne à pleins poumons la chanson : « J’étais avec Curtis aux batteries flottantes, et j’y ai laissé en témoignage un bras et une jambe. Pourtant, que mon pays ait besoin de moi et me donne Elliot pour commandant, et je ferai encore tapage avec ma béquille au son du tambour. » Sa commère reprend : « J’étais fille, quoique je ne puisse dire quand..... » Son père fut dragon, aussi tous ses galants ont porté l’uniforme ; maintenant, la paix l’a réduite à l’aumône ; mais à la foire de Cuningham elle a retrouvé son ancien ami, et, « tant que de ses deux mains elle pourra tenir un verre, elle boira à la santé de son héros. » Les autres personnages sont du même genre : un paillasse, une luronne coupeuse de bourses, un pauvre nain, un chaudronnier ambulant ; tous déguenillés, braillards, bohèmes, qui s’empoignent, se rossent, s’embrassent et font trembler les vitres des éclats de leur bonne humeur. Puis ils chantent en chœur : « Au diable ceux que la loi protège ! la liberté est un glorieux festin. Les cours ont été bâties pour les poltrons ; les églises pour plaire aux prêtres. — Qu’est-ce qu’un titre ? qu’est-ce qu’un trésor ? qu’est-ce que le soin d’une réputation ? Si nous menons une vie de plaisir, peu importe où et comment !..... — La vie n’est qu’une casaque d’Arlequin, nous ne regardons pas comment elle va. Allez cafarder sur le décorum, vous qui avez des réputations à perdre. — À la santé des bissacs, des sacoches et des besaces ! à la santé de toute la troupe rôdante ! à la santé de notre marmaille et de nos commères ! Chacun et tous, criez : Amen ! » Jamais poète a-t-il mieux parlé le langage des révoltés et des niveleurs ? Et cependant, qu’on ne croie pas qu’il n’y ait ici qu’un appel brutal aux mauvais instincts de l’homme. Il y a la haine du cant, c’est-à-dire du convenu, du factice. Ce que veut le laboureur de l’Ayrshire, c’est le retour à la nature ; et il en donne le premier l’exemple. De là cette explosion de joie tumultueuse, ce gros rire sans façon, ces propos de taverne, cette surabondance de sève et de vie. Béranger a traité le même sujet ; mais combien le poëte écossais lui est supérieur pour le pittoresque de la mise en scène, la variété des caractères et la puissance de l’inspiration !

Walter Scott, Southey, Campbell et beaucoup d’autres littérateurs anglais du premier ordre ont aussi mêlé des ballades à leur bagage poétique. La plupart de ces compositions ne sont pas moins remarquables par l’intérêt du sujet et la beauté du style que par le charme des peintures naïves et naturelles que tout le monde peut comprendre et sentir. Quelques-unes ont acquis justement une renommée européenne : Les Enfants dans les bois, l’Ombre de Marguerite, la Jeune fille aux cheveux châtains, la Chasse dans les bois de Chereintz, etc., sont connues de tout le monde. Nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs la traduction ou l’analyse de quelques autres.

BALLADE DE LORD WILLIAM.

Nul regard humain n’a vu lord William précipiter le jeune Edmond dans le fleuve ; nul, excepté William, n’a entendu le cri suprême du jeune Edmond.

Tous les vassaux reconnurent humblement
le meurtrier pour leur maître, et il prit possession, comme héritier légitime, du manoir d’Erlingford.

L’antique manoir d’Erlingford s’élevait au
centre d’un beau domaine, et tout auprès coulaient, dans la plaine fertile, les eaux larges et profondes de la Severn.

Souvent le voyageur aurait aimé à s’attarder en ces lieux, oubliant la route qu’il lui restait à parcourir, pour contempler un si beau spectacle.

Mais jamais lord William n’osait regarder
le cours de la Severn ; dans chaque souffle du vent qui effleurait les vagues, il entendait le cri d’angoisse du jeune Edmond.

En vain, à l’heure silencieuse de minuit, le sommeil fermait les yeux du meurtrier ; dans tous ses rêves, le meurtrier voyait se dresser l’ombre du jeune Edmond.

En vain, poussé par le remords, lord William s’enfuit de sa demeure et des lieux témoins de son crime, pour faire de lointains pèlerinages.

Pèlerin infatigable, il courut vers d’autres climats sans pouvoir échapper aux remords ; il revint chez lui : la paix y était toujours inconnue.

Lentes étaient les heures à s’écouler, mais rapide semblait la marche des mois, et déjà revenait le jour dont le souvenir faisait battre de terreur le cœur de William :

Ce jour dont William sentait approcher le
retour avec épouvante ; car sa conscience lui rappelait trop bien le jour qui avait vu mourir le jeune Edmond.

Jour affreux, s’il en fut ! la pluie tombait par torrents, le tonnerre grondait, et les flots gonflés de la Severn débordaient au loin sur ses rives unies.

En vain lord William se livra aux plaisirs de la table ; en vain il vida sa coupe, cherchant à étouffer dans une gaieté bruyante les angoisses de son cœur.

Chaque fois que l’orage, enflant sa voix,
éclatait en rugissements inattendus, le froid glacial de la mort semblait pénétrer ses membres tremblants.

La nuit venue, il s’étendit à contre-cœur
sur sa couche solitaire, et l’excès de la fatigue amena le sommeil... le sommeil... mais non le repos.

Auprès de sa couche, il crut voir se dresser devant lui son frère, lord Edmond lui-même, aussi pâle qu’il était quand, au lit de la mort, il prit dans ses mains la main de son frère.

Sa figure était aussi pâle qu’au moment où, d’une voix faible et entrecoupée, il recommanda en mourant son fils orphelin à la sollicitude de William.

« Je t’ai commis, avec la tendresse d’un père, à la garde de mon pauvre Edmond ; et tu as fidèlement veillé sur ce dépôt, William ! reçois aujourd’hui la récompense qui t’est due. »

William se réveilla soudain, tous ses membres étaient agités d’une frayeur convulsive ; il n’entendit que les sifflements de la tempête nocturne... accords mélodieux pour ses oreilles
effrayées.

Tout à coup retentit un cri d’alarme qui pénètre au fond de son cœur... « Debout, lord William, debout ! les eaux sapent les murs d’Erlingford. »

Il se leva à la hâte... il vit le flot qui montait jusqu’au pied des murs et le cernait de tous côtés : il était minuit, et point d’espérance de secours !

Il entendit un cri de joie, c’était un bateau qui s’approchait du mur : tous le saluent et se pressent avec ardeur à sa rencontre pour sauver leur vie.

« Mon bateau n’est pas grand, cria le batelier, il n’en prendra qu’un seul ; entrez, lord William ; vous autres, restez sous la garde de Dieu. »

D’étranges pressentiments s’éveillèrent en
eux à la voix du batelier ; même en ce moment d’angoisse douloureuse, nul, excepté le châtelain, n’était disposé à le suivre.

William s’élança dans le bateau sans hésiter, tant sa frayeur était grande !... « À toi la moitié de mes trésors ! s’écria-t-il ; vite, vite, gagne le bord là-bas ! »

Le batelier ramait avec force, et le bateau descendait rapidement le cours du fleuve, quand lord William entendit tout à coup un cri pareil au cri suprême d’Edmond.

Le batelier s’arrêta : « Il me semble que
j’ai entendu le cri de détresse d’un enfant ! — Non, répondit William, c’est le vent de la nuit qui siffle autour de nous.

« Vite... vite... allons ! de la vigueur et de l’agilité ! vite... vite... traverse le courant ! » Une seconde fois, lord William entendit un cri pareil au cri suprême d’Edmond.

« J’ai entendu la voix plaintive d’un enfant, répéta le batelier. — Non, dépêche-toi... la nuit est sombre, et nous chercherions en vain.

— Grand Dieu ! sais-tu, lord William, combien il est horrible de mourir ? et peux-tu bien entendre sans pitié la voix défaillante d’un enfant ?

« Supplice affreux que de s’enfoncer sous