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On ne saurait mieux rendre le dévouement fanatique que Napoléon inspirait à ses vieux soldats. Heine n’avait que seize ans lorsqu’il composa cette remarquable poésie, qui, évidemment, a inspiré à Zedlitz sa Revue nocturne.

LES DEUX ARCHERS.

C’était l’instant funèbre où la nuit est si sombre,
Qu’on tremble à chaque pas de réveiller dans l’ombre
Un démon, ivre encor du banquet des sabbats ;
Le moment où, lisant à peine sa prière.
Le voyageur se hâte à travers la clairière ;
     C’était l’heure où l’on parle bas !

Deux francs-archers passaient au fond de la vallée,
Là-bas, où vous voyez une tour isolée.
Qui, lorsqu’en Palestine allaient mourir nos rois,
Fut bâtie en trois nuits, au dire de nos pères,
Par un ermite saint qui remuait les pierres
      Avec le signe de la croix.

Tous deux, sans craindre l’heure, en ce lieu taciturne,
Allumèrent un feu pour leur repas nocturne ;
Puis ils vinrent s’asseoir, en déposant leur cor,
Sur un saint de granit dont l’image grossière,
Les mains jointes, le front couché dans la poussière,
      Avait l’air de prier encor.

Cependant sur la tour, les monts, les bois antiques,
L’ardent foyer jetait des clartés fantastiques ;
Les hiboux s’effrayaient au fond des vieux manoirs ;
Et les chauves-souris, que tout sabbat réclame.
Volaient, et par moments épouvantaient la flamme
      De leur grande aile aux ongles noirs !

Le plus vieux des archers alors dit au plus jeune :
« Portes-tu le cilice ? — Observes-tu le jeûne ? »
Reprit l’autre, et leur rire accompagna leur voix.
D’autres rires de loin tout à coup s’entendirent.
Le val était désert, l’ombre épaisse ; ils se dirent :
      « C’est l’écho qui rit dans les bois. »

Soudain à leurs regards une lueur rampante
En bleuâtres sillons sur la hauteur serpente ;
Les deux blasphémateurs, hélas ! sans s’effrayer,
Jetèrent au brasier d’autres branches de chênes,
Disant : « C’est, au miroir des cascades prochaines,
      « Le reflet de notre foyer. »

Or cet écho (d’effroi qu’ici chacun s’incline !)
C’était Satan, riant tout haut sur la colline !
Ce reflet, émané du corps de Lucifer,
C’était le pâle jour qu’il traîne en nos ténèbres,
Le rayon sulfureux qu’en des songes funèbres
      Il nous apporte de l’enfer !

Aux profanes éclats de leur coupable joie,
Il était accouru comme un loup vers sa proie,
Sur les archers dans l’ombre erraient ses yeux ardents.
« Riez et blasphémez dans vos heures oisives.
« Moi, je ferai passer vos bouches convulsives
      « Du rire au grincement de dents ! »

À l’aube du matin, un peu de cendre éteinte
D’un pied large et fourchu portait l’étrange empreinte.
Le val fut tout le jour désert, silencieux.
Mais, au lieu du foyer, à minuit même, un pâtre
Vit soudain apparaître une flamme bleuâtre
      Qui ne montait pas vers les cieux !

Dès qu’au sol attachée elle rampa livide,
De longs rires, soudain, éclatant dans le vide,
Glacèrent le berger ; d’un grand effroi saisi,
Il ne vit point Satan et ceux de l’autre monde,
Et ne put concevoir, dans sa terreur profonde,
      Ce qu’ils souffraient pour rire ainsi !

Dès lors, toutes les nuits, aux monts, aux bois antiques,
L’ardent foyer jeta ses clartés fantastiques ;
Des rires effrayaient les hiboux des manoirs ;
Et les chauves-souris que tout sabbat réclame,
Volaient, et par moments épouvantaient la flamme
      De leur grande aile aux ongles noirs.

Rien, avant le rayon de l’aube matinale,
Enfants, rien n’éteignait cette flamme infernale.
Si l’orage, à grands flots tombant, grondait dans l’air,
Les rires éclataient aussi haut que la foudre,
La flamme en tournoyant s’élançait de la poudre,
      Comme pour s’unir à l’éclair !

Mais enfin une nuit, vêtu du scapulaire,
Se leva du vieux saint le marbre séculaire ;
Il fit trois pas, armé de son rameau bénit ;
De l’effrayant prodige effrayant exorciste,
De ses lèvres de pierre il dit : « Que Dieu m’assiste ! »
      En ouvrant ses bras de granit !

Alors tout s’éteignit, flammes, rires, phosphore,
Tout ! et le lendemain, on trouva dès l’aurore
Les deux gens d’armes morts sur la statue assis ;
On les ensevelit ; et suivant sa promesse,
Le seigneur du hameau, pour fonder une messe,
      Légua trois deniers parisis.

Si quelque enseignement se cache en cette histoire,
Qu’importe ! il ne faut pas la juger, mais la croire.
La croire ! Qu’ai-je dit ? ces temps sont loin de nous !
Ce n’est plus qu’à demi qu’on se livre aux croyances.
Nul, dans notre âge aveugle et vain de ses sciences,
      Ne sait plier les deux genoux !

                 V. Hugo.
LA BALLADE DE LA NONNE.

Venez, vous dont l’œil étincelle.
Pour entendre une histoire encor,
Approchez : je vous dirai celle
De dona Padilla del Flor.
Elle était d’Alanje, où s’entassent
Les collines et les halliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Il est des filles à Grenade,
Il en est à Séville aussi,
Qui, pour la moindre sérénade,
À l’amour demandent merci ;
Il en est que d’abord embrassent
Le soir, les hardis cavaliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Ce n’est pas sur ce ton frivole
Qu’il faut parler de Padilla,
Car jamais prunelle espagnole
D’un feu plus chaste ne brilla ;
Elle fuyait ceux qui pourchassent
Les filles sous les peupliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Rien ne touchait ce cœur farouche.
Ni doux soins ni propos joyeux ;
Pour un mot d’une belle bouche.
Pour un signe de deux beaux yeux.
On sait qu’il n’est rien que ne fassent
Les seigneurs et les bacheliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !

Elle prit le voile à Tolède,
Au grand soupir des gens du lieu.
Comme si, quand on n’est pas laide,
On avait droit d’épouser Dieu.
Peu s’en fallut que ne pleurassent
Les soudards et les écoliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Mais elle disait : « Loin du monde,
« Vivre et prier pour les méchants !
« Quel bonheur ! quelle paix profonde
« Dans la prière et dans les chants !
« Là, si les démons nous menacent,
« Les anges sont nos boucliers ! »
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Or, la belle à peine cloîtrée,
Amour dans son cœur s’installa.
Un fier brigand de la contrée
Vint alors et dit : Me voilà !
Quelquefois les brigands surpassent
En audace les chevaliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !

Il était laid : des traits austères,
La main plus rude que le gant ;
Mais l’amour a bien des mystères,
Et la nonne aima le brigand.
On voit des biches qui remplacent
Leurs beaux cerfs par des sangliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Pour franchir la sainte limite,
Pour approcher du saint couvent,
Souvent le brigand d’un ermite
Prenait le cilice, et souvent
La cote de maille où s’enchâssent
Les croix noires des templiers.
Enfants, voici des bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !

La nonne osa, dit la chronique,
Au brigand par l’enfer conduit,
Aux pieds de sainte Véronique
Donner un rendez-vous la nuit,
À l’heure où les corbeaux croassent,
Volant dans l’ombre par milliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Padilla voulait, anathème !
Oubliant sa vie en un jour.
Se livrer, dans l’église même,
Sainte à l’enfer, vierge à l’amour,
Jusqu’à l’heure pâle où s’effacent
Les cierges sur les chandeliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !

Or, quand, dans la nef descendue,
La nonne appela le bandit.
Au lieu de la voix attendue,
C’est la foudre qui répondit.
Dieu voulut que ses coups frappassent
Les amants par Satan liés.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Aujourd’hui, des fureurs divines
Le pâtre enflammant ses récits,
Vous montre au penchant des ravines
Quelques tronçons de murs noircis,
Deux clochers que les ans crevassent,
Dont l’abri tuerait ses béliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Quand la nuit, du cloître gothique
Brunissant les portails béants.
Change à l’horizon fantastique
Les deux clochers en deux géants,
À l’heure où les corbeaux croassent,
Volant dans l’ombre par milliers,
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Une nonne, avec une lampe,
Sort d’une cellule à minuit ;
Le long des murs le spectre rampe,
Un autre fantôme le suit ;
Des chaînes sur leurs pieds s’amassent,
De lourds carcans sont leurs colliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

La lampe vient, s’éclipse, brille,
Sous les arceaux court se cacher.
Puis tremble derrière une grille,
Puis scintille au bout d’un clocher ;
Et ses rayons dans l’ombre tracent
Des fantômes multipliés.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Les deux spectres qu’un feu dévore,
Traînant leur suaire en lambeaux,
Se cherchent pour s’unir encore,
En trébuchant sur des tombeaux ;
Leurs pas aveugles s’embarrassent
Dans les marches des escaliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Mais ce sont des escaliers fées
Qui sous eux s’embrouillent toujours ;
L’un est aux caves étouffées,
Quand l’autre marche au front des tours ;
Sous leurs pieds, sans fin se déplacent
Les étages et les paliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Élevant leurs voix sépulcrales,
Se cherchant les bras étendus,
Ils vont… les magiques spirales
Mêlent leurs pas toujours perdus ;
Ils s’épuisent et se harassent
En détours, sans cesse oubliés.
Enfants, voici des bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !

La pluie alors, à larges gouttes,
Bat les vitraux frêles et froids ;
Le vent siffle aux brèches des voûtes ;
Une plainte sort des beffrois ;
On entend des soupirs qui glacent,
Des rires d’esprits familiers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Une voix faible, une voix haute
Disent : « Quand finiront les jours ?
« Ah ! nous souffrons par notre faute ;
« Mais l’éternité, c’est toujours !
« Là, les mains des heures se lassent
« À retourner les sabliers… »
EnFants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

L’enfer, hélas ! ne peut s’éteindre.
Toutes les nuits, dans ce manoir.
Se cherchent sans jamais s’atteindre,
Une ombre blanche, un spectre noir,
Jusqu’à l’heure pâle où s’effacent
Les cierges sur les chandeliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !

Si, tremblant à ces bruits étranges,
Quelque nocturne voyageur
En se signant demande aux anges
Sur qui sévit le Dieu vengeur ;
Des serpents de feu qui s’enlacent
Tracent deux noms sur les piliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Cette histoire de la novice,
Saint Ildefonse, abbé, voulut
Qu’afin de préserver du vice
Les vierges qui font leur salut,
Les prieures la racontassent
Dans tous les couvents réguliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
                     V. Hugo.

LA NOCE D’ELMANCE.

« Beau chevalier, au pays maure
« Voyage et combat pour la foi ;
« Tous les soirs, sous le sycomore,
« Il s’assied en rêvant à moi ;
« Et moi, les yeux sur son étoile,
« Tous les soirs j’attends en ce lieu,
« Où de sa décroissante voile
« Me parvint le dernier adieu. »

C’est ainsi qu’Elmance, la blonde,
Chantait sur la tour des remparts.
Là, naguère, aux bruits sourds de l’onde,
Osval lui dit : « J’aime et je pars ! »
Là, sous cette ogive qui penche,
La vierge, en croyant refuser.
Laissa fuir son écharpe blanche,
Et pensa mourir d’un baiser.

Elmance allait chanter encore,
Mais sa mère alors la rejoint,
Sa mère, qui sans doute ignore
Que l’amour ne se guérit point :
« Cesse tes plaintes éternelles !
« Ton Osval là-bas a cherché
« Quelque amante, aux noires prunelles,
« Ou sous les sables est couché.

« Écoute : George d’Eristole
« Demande ton cœur et ta main ;
« Il a promis, j’ai sa parole ;
« Tu seras sa femme demain.
— Ciel ! s’écrie Elmance effrayée,
« Quelle image osez-vous m’offrir !
« Osval ne m’a point oubliée…
« Et s’il est mort, je veux mourir. »

George, baron farouche et sombre,
Au pied de la tour vient s’asseoir ;
Debout, devant lui comme une ombre,
Elmance apparaît vers le soir.
Il s’émeut ; une joie étrange
Brille sur son front menaçant ;
Mais elle, de la voix d’un ange.
Lui dit ces mots en rougissant :

« J’aime Osval ; la fée Armantine
« M’a promise au beau chevalier ;
« À son départ en Palestine,
« J’ai pleuré sur son bouclier ;
« Osval ! il a baisé ma bouche
« (Trop faible amante que je fus !)
« Lui seul doit visiter la couche
« D’où sont bannis tous les refus.

« Mais si mes plaintes étouffées
Ne me rendent pas mon Osval,
« Tu connais le pouvoir des fées ;
« Malheur, malheur à son rival !
« Qu’il tremble ! au moment où l’infâme
« Croirait triompher de ma foi,
« Il n’aurait qu’un spectre pour femme…
« À présent, George, épouse-moi ! »

Elle dit, et dans les ténèbres
Fuit et précipite ses pas
En murmurant des mots funèbres,
Que George écoute et n’entend pas.
Mais est-il un frein légitime
Pour cet impie au cœur de fer !
Il rit des pleurs de sa victime
Et des menaces de l’enfer.

Déjà la gothique chapelle
S’orne de feuilles et de fleurs,
Et la cloche joyeuse appelle
L’époux sombre et l’épouse en pleurs ;
Vingt pages, en grande toilette,
Vont cherchant Elmance… Un d’entre eux
La trouve enfin près d’un squelette,
Lisant dans des livres hébreux.

On l’entraîne… Triste et parée,
La victime est devant l’autel.
La foule, en deux rangs séparée,
S’amuse à son chagrin mortel.
Vers son épouse infortunée
George se tourne en souriant…
Déjà la couronne fanée
Ne couvrait qu’un spectre effrayant,

La cérémonie est troublée.
Le prêtre se tait, l’époux fuit…
Voilà qu’à travers l’assemblée
Le fantôme ardent le poursuit.
Il le poursuit pendant une heure
Parmi les grands bois d’alentour,
Et le ramène à sa demeure.
Et monte avec lui dans la tour.

Depuis, quand l’horloge prochaine
Lentement a sonné minuit,
Une morte, traînant sa chaîne,
Du cercueil échappe à grand bruit.
Au lit du veuf elle prend place,
Froide, à côté de lui s’étend,
Et par un sourire de glace
Réclame un hymen révoltant.

Il crie, et se signe, et récite
Mille oraisons… Vains talismans ;
Le spectre s’acharne, et l’excite
Par d’horribles embrassements ;
Et, pour un instant, s’il succombe
Au poids d’un sommeil plein d’effroi
Une voix qui sort de la tombe
Soudain lui crie : « Épouse-moi ! »
(Traduction de MM. E. et A. DESCHAMPS.)

Nous empruntons à la Bohème galante de Gérard de Nerval les deux ballades villageoises suivantes. Sans doute les rimes n’appartiennent pas à la haute poésie, mais les vers sont musicalement rhythmés ; la musique se prête admirablement à ces hardiesses ingénues, et elle trouve dans les assonances suffisamment ménagées toutes les ressources que la poésie doit lui offrir. Ceci ne le cède en rien aux plus touchantes ballades allemandes ; il n’y manque qu’une certaine exécution de détails, qui manquait aussi à la légende primitive du Roi des Aulnes et de Lénore, avant Goethe et Burger.

LA FIANCÉE FIDÈLE.

     Le duc Loys est sur son pont.
     Tenant sa fille en son giron.
     Elle lui demande un cavalier,
     Qui n’a pas vaillant six deniers.

     « Oh ! oui, mon père, je l’aurai.
     Malgré ma mère qui m’a portée,
     Aussi malgré tous mes parents,
     Et vous, mon père, que j’aime tant.

     — Ma fille, il faut changer d’amour.
     Ou vous entrerez dans la tour…
     — J’aime mieux rester dans la tour,
     Mon père, que de changer d’amour !

     — Vite… où sont mes estafiers,
     Aussi bien que mes gens de pied ?
     Qu’on mène ma fille à la tour,
     Elle n’y verra jamais le jour ! »

     Elle y resta sept ans passés.
     Sans que personne pût la trouver.
     Au bout de la septième année,
     Son père vint la visiter.

     « Ma fille !… comme vous en va ?
     — Ma foi, mon père, bien mal ça va…
     J’ai les pieds pourris dans la terre,
     Et les côtés mangés des vers.

     — Ma fille, il faut changer d’amour…
     Ou vous resterez dans la tour.
     — J’aime mieux rester dans la tour,
     Mon père, que de changer d’amour ! »

SAINT NICOLAS

Il était trois petits enfants
Qui s’en allaient glaner aux champs.

S’en vont un soir chez un boucher :
« Boucher, voudrais-tu nous loger ?
— Entrez, entrez, petits enfants,
Y a de la place assurément. »

Ils n’étaient pas sitôt entrés,
Que le boucher les a tués,
Les a coupés en p’tits morceaux,
Mis au saloir comme pourceaux.

Saint Nicolas, au bout d’sept ans,
Saint Nicolas vint dans ce champ.
Il s’en alla chez le boucher ;
« Boucher, voudrais-tu me loger ?

— Entrez, entrez, saint Nicolas,
Y a de la place, il n’en manqu’ pas. »

Il n’était pas sitôt entré.
Qu’il a demandé à souper.

« Voulez-vous un morceau d’jambon ?
— Je n’en veux pas, il n’est pas bon.
— Voulez-vous un morceau de veau ?
— Je n’en veux pas, il n’est pas beau.
Du p’tit salé je veux avoir,
Qu’y a sept ans qu’est dans l’saloir !
Quand le boucher entendit c’la.
Hors de sa porte il s’enfuya.

— Boucher, boucher, ne t’enfuis pas,
Repens-toi, Dieu te pardonn’ras. »

Saint Nicolas posa trois doigts
Dessus le bord de ce saloir.
Le premier dit : « J’ai bien dormi ! »
Le second dit : « Et moi aussi ! »
Et le troisième répondit :
« Je croyais être en paradis ! »

On trouve des ballades libres chez tous les peuples ; on peut même dire que partout la poésie a commencé par des chants populaires qui n’étaient en réalité que des espèces de Ballades. Les romanceros des Espagnols peuvent être regardés comme de véritables ballades : ce sont des chants nationaux qui célèbrent, dans un style souvent digne de l’époque, des héros vrais ou fabuleux dont le souvenir s’est conservé d’âge en âge par une tradition dont il est souvent difficile de reconnaître la source.

À la tête de ces chants nationaux se placent les Romanceros du Cid ; d’autres sont consacrés à la gloire et aux malheurs de héros populaires, tels que Bernard del Carpio, Fernand Gonzalès, Rodrigue, le dernier roi des Visigoths ; d’autres encore redisent de dramatiques aventures, comme celles du volage comte Alarcos, qui, aimé d’une infante, l’épouse en secret, puis la délaisse pour voler à d’autres amours ; les nœuds d’un second hymen l’unissent à la beauté nouvelle qui l’a séduit ; il se croit en sûreté, protégé par le silence de sa première femme ; mais elle dévoile tout au roi son père, qui ordonne à Alarcos de faire périr l’épouse illégitime ; le comte obéit et devient le bourreau de celle qu’il aime.

Un grand nombre de ces chants primitifs, tous remplis d’invraisemblances, sont remarquables par la peinture fidèle des mœurs du temps et surtout par des scènes empreintes de passion vraie, profondément sentie. Les auteurs en sont inconnus : c’est, à proprement parler, une œuvre nationale à laquelle concoururent à l’envi les poètes du temps, plus jaloux de consacrer leur muse à célébrer les grands noms de la patrie que de transmettre les leurs à la postérité.

Au XVIe siècle, Gongora fit de la romance un genre bâtard, une sorte de chant élégiaque déparé très-souvent par une grande afféterie.

Parmi les ballades espagnoles, les plus remarquables sont celles du roi Rodrigue.

Les Goths, depuis plus de trois siècles, gou-