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la métaphore, subtilité, immoralité, écrire pour le peuple, sacrifier à la canaille, se plaire dans l’horrible, n’avoir point de grâce, n’avoir point de charme, dépasser le but, avoir trop d’esprit, n’avoir pas d’esprit, faire trop grand, tels sont les reproches adressés au grand poète par les écrivains du XVIIe et du XVIIIe siècle.

Pendant longtemps, la France a ignoré le nom et la gloire du plus grand poète de l’Angleterre. La différence des mœurs, l’opposition entre cette poétique libre et capricieuse et la majestueuse régularité des œuvres françaises, la direction particulière de notre goût, attaché surtout à la sobriété antique, l’antagonisme des religions même, contribuèrent à maintenir parmi nous cette indifférence qu’on a attribuée avec assez peu de justice à la vanité nationale. Au moment où Corneille méditait ses chefs-d’œuvre, les seules littératures en faveur, après les modèles de l’antiquité, étaient celles du Midi, celles des pays catholiques ; le brillant caractère du Cid était d’ailleurs plus sympathique au génie national que la pâle et mélancolique figure d’Hamlet, perdue dans les brouillards du nord, comme un emblème du doute et du protestantisme. Tout le siècle de Louis XIV et même la première moitié du XVIIIe siècle passèrent sans qu’on accordât la moindre attention à cette renommée poétique, d’ailleurs presque oubliée par les Anglais eux-mêmes. Voltaire lui-même, qui, à son retour d’Angleterre, avait parlé du poëte, l’avait fait connaître et lui avait emprunté tout ce qu’il y a d’un peu passable dans Zaïre, Voltaire entra dans une véritable colère lorsque Letourneur fit paraître sa traduction, bien affaiblie pourtant, des drames de Shakspeare ; il traita le pauvre traducteur de faquin et de cuistre, parce qu’il avait osé insinuer qu’il y avait là-dedans quelque génie. Voltaire pourtant sentit que des injures n’étaient pas des raisons et se mit a démolir en beau style le poète anglais. « Les Anglais, dit-il, avaient déjà un théâtre, aussi bien que les Espagnols, quand les Français n’avaient encore que des tréteaux. Shakspeare, que les Anglais prennent pour un Sophocle, florissait à peu près dans le temps de Lopez de Vega ; il créa le théâtre, il avait un génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre étincelle de bon goût et sans la moindre connaissance des règles. Je vais vous dire une chose hasardée, mais vraie : c’est que le mérite de cet auteur a perdu le théâtre anglais : il y a de si belles scènes, des morceaux si grands et si terribles répandus dans ces farces monstrueuses qu’on appelle tragédies, que ces pièces ont toujours été jouées avec un grand succès. Le temps, qui seul fait la réputation des hommes, rend à la fin leurs défauts respectables. La plupart des idées bizarres et gigantesques de cet auteur ont acquis, au bout de cent cinquante ans, le droit de passer pour sublimes. Les auteurs modernes l’ont presque tous copié. Mais ce qui réussissait dans Shakspeare est sifflé chez eux ; et vous croyez bien que la vénération que l’on a pour cet auteur augmente à mesure que l’on méprise les modernes. On ne fait pas réflexion qu’il ne faudrait pas l’imiter, et le mauvais succès des copistes fait seulement qu’on le croit inimitable. Vous savez que dans la tragédie du Maure de Venise, pièce très-touchante, un mari étrangle sa femme sur le théâtre, et que, quand la pauvre femme est étranglée, elle s’écrie qu’elle meurt très-injustement. Vous n’ignorez pas que dans Hamlet des fossoyeurs creusent une fosse en buvant, en chantant des vaudevilles et en faisant sur les têtes de mort qu’ils rencontrent des plaisanteries convenables à gens de leur métier ; mais ce qui vous surprendra, c’est qu’on a imité ces sottises. »

Shaksneare était un but continuel aux sarcasmes de Voltaire dans sa vieillesse. Il le surnommait le saint Christophe des tragiques, il disait à Mme de Graffigny : « Shakspeare pour rire. » Il écrivait au cardinal de Bernis : « Faites de jolis vers ; délivrez-nous, monseigneur, des fléaux, des Welches, de l’Académie du roi de Prusse, de la bulle Unigenitus, des constitutionnaires et des convulsionnaires et de ce niais de Shakspeare ! Libéra nos, Domine. » Pendant tout le XVIIIe siècle, Voltaire fait loi. Du moment que Voltaire bafoue Shakspeare, les Anglais d’esprit, tels que milord Maréchal, raillent à la suite. Johnson confesse l’ignorance et la vulgarité de Shakspeare. Frédéric II s’en mêle. Il écrit à Voltaire, à propos de Jules César : « Vous avez bien fait de refaire selon les principes la pièce informe de cet Anglais. » Laharpe lui donne le coup de pied de l’âne : « Shakspeare lui-même, tout grossier qu’il était, n’était pas sans lecture et sans connaissance. » (Laharpe, Introduction au cours de littérature.)

Au dernier rang du parti antishakspearien, comme on disait alors à Londres et à Paris, venaient Palissot et tous les courtisans subalternes de Ferney, que la jalousie de Voltaire tenait habilement en réserve contre ses adversaires, quelquefois même contre ses amis, lorsqu’ils se permettaient de ne point s’accorder avec lui. Dans cette querelle, par exemple, Diderot, Grimm, Sedaine, Mercier, furent du parti de Letourneur. Les passions ne commencèrent à s’apaiser qu’à la suite des succès des imitations de Ducis. Après la représentation du Roi Lear au Théâtre-Français, l’opinion publique fut assez avancée pour que cet estimable écrivain eût la confiance d’exprimer toute sa pensée sur Shakspeare et de le déclarer « le plus vigoureux et le plus étonnant poète tragique qui ait peut-être jamais existé ; génie singulièrement fécond, original, extraordinaire, que la nature semble avoir créé exprès, tantôt pour la peindre avec tous ses charmes, tantôt pour la faire gémir sous les attentats ou les remords du crime. »

C’est d’Allemagne que partit le premier cri poussé en faveur de Shakspeare. Après tant de critiques injustes, on lira avec plaisir la page suivante de Schlegel : « On a longtemps considéré les pièces de Shakspeare comme les productions d’un cerveau fêlé, mises au jour dans un siècle de barbarie. Les étrangers, et particulièrement les Français, qui parlent du temps passé et surtout du moyen âge comme si l’on n’avait cessé d’être anthropophage en Europe que depuis le règne de Louis XIV, peuvent à leur gré traiter de barbare le siècle où vivait Shakspeare ; mais que les Anglais permettent qu’on calomnie cette glorieuse époque, qui a été le fondement de leur grandeur actuelle, c’est ce que je ne puis concevoir. D’où peut-on inférer que dans le temps où vivait Shakspeare les mœurs étaient grossières ? De ce que le poète se permet quelquefois des plaisanteries peu décentes ? Si cette preuve était admise, il faudrait donc considérer les siècles de Périclès et d’Auguste comme barbares parce que Aristophane et Horace, tous les deux des modèles d’une élégante urbanité, ont souvent blessé la pudeur dans leurs écrits… Quand on lit les poëtes dramatiques contemporains de Shakspeare, et même plus modernes que lui, on le trouve en comparaison d’eux chaste et timoré. Quand il ne nous resterait d’autres monuments du siècle d’Élisabeth que les œuvres de Shakspeare, elles suffiraient pour donner, ce me semble, l’idée la plus avantageuse de la culture sociale à cette époque. Ceux qui voient tellement les objets à travers le verre de leurs préjugés, qu’ils ne trouvent dans ces œuvres que de la barbarie et de la grossièreté, ne peuvent du moins nier ce que l’histoire nous a transmis du règne d’Élisabeth, et ils en sont réduits à prétendre que Shakspeare ne participait nullement aux mœurs de cette époque et que, né dans un état obscur, sans éducation, sans instruction, étranger à la bonne société, il travaillait comme un mercenaire, pour un public composé de populace, sans songer le moins du monde à la renommée ni à la postérité. Il n’y a pas un mot de vrai dans ces accusations. Il serait bien extraordinaire qu’avec des succès éclatants et en recueillant de ses contemporains tant de marques de considération et d’estime, Shakspeare, quelle que fût la modestie de sa grande âme, n’eût pas songé à la postérité. C’en est assez sur l’esprit du siècle de Shakspeare, sur l’éducation et le savoir de ce poëte. Il est à mes yeux un profond penseur, et non un génie sauvage et irréfléchi. L’on convient, et une seule de ses sentences suffit pour le prouver, que ce poëte a profondément médité sur les caractères et les passions, sur la marche des événements, sur les relations sociales, sur les secrets de la nature et de la destinée. Et il ne lui serait resté aucune pensée pour combiner l’ensemble de ses pièces ! Elles seraient le résultat du hasard qui a réuni les atomes d’Épicure ?.. La connaissance du cœur humain que possède Shakspeare est si universellement reconnue qu’elle est pour ainsi dire passée en proverbe, et sa supériorité en ce genre est si grande qu’on l’a surnommé le scrutateur des cœurs. Shakspeare est, en outre, inimitable dans la peinture des passions comme dans celle des caractères. Mais si l’on ne peut l’égaler dans l’art de caractériser d’un trait juste et ferme chaque personnage, on peut encore moins s’approcher de lui dans la manière de les grouper ensemble et de les faire connaître dans leur action mutuelle… Le talent comique de Shakspeare est aussi admirable que celui qu’il montre pour le pathétique. Il atteint à la même hauteur et à la même profondeur, et je ne voudrais pas décider auquel de ses deux talents on doit donner la préférence. J’ajouterai encore quelques mots sur la diction et la versification de notre poëte. Son langage a quelquefois un peu vieilli, mais beaucoup moins que celui des auteurs ses contemporains, ce qui prouve la bonté de son goût… Shakspeare, en offrant à nos regards les traits les plus brillants du caractère des siècles et des peuples divers, la hardiesse de l’imagination et la profondeur de la pensée, le don d’émouvoir fortement et la finesse des aperçus, le culte de la nature et la connaissance de la société, l’enthousiasme du poète et l’impartialité du philosophe, paraît fait pour représenter à lui seul l’esprit humain, dont il réunit dans le plus haut degré les qualités les plus opposées. »

Nous ferons suivre ces citations de quelques autres, plus admiratives encore. Shakspeare mérite bien que l’on donne pour cortège à son génie l’opinion de quelques littérateurs ou poëtes de notre époque.

~ Chateaubriand : « J’ai mesuré autrefois Shakspeare avec la lunette classique, instrument excellent pour apercevoir les ornements de bon ou de mauvais goût, les détails parfaits ou imparfaits, mais microscope inapplicable à l’observation de l’ensemble, le foyer de la lentille ne portant que sur un point, et n’embrassant pas la surface entière. Dante, aujourd’hui l’objet d’une de mes plus hautes admirations, s’offrit à mes yeux dans la même perspective raccourcie. Je voulais trouver une épopée selon les règles dans une épopée libre qui renferme l’histoire des idées, des connaissances, des croyances, des hommes et des événements de toute une époque ; monument semblable à ces cathédrales empreintes du génie des vieux âges, où l’élégance et la variété des détails égalent la grandeur et la majesté de l’ensemble. L’école classique, qui ne mêlait pas la vie des auteurs à leurs ouvrages, se privait encore d’un puissant moyen d’appréciation. Toutefois, si jadis on resta trop en deçà du romantisme, maintenant on a passé le but, chose ordinaire à l’esprit français. Le pis est que notre enthousiasme actuel pour Shakspeare est moins excité par ses clartés que par ses taches ; nous applaudissons en lui ce que nous sifflerions ailleurs. Shakspeare, je le suppose revenant au monde, et je m’amuse de la colère où le mettraient les faux adorateurs. Tu t’indignerais du culte rendu à des trivialités dont tu serais le premier à rougir, bien qu’elles ne fussent pas de toi, mais de ton siècle ; tu déclarerais incapables de sentir tes beautés des hommes capables de se passionner pour tes défauts, capables surtout de les imiter de sang-froid, au milieu des mœurs nouvelles.

Shakspeare est surtout admirable en raison des obstacles qu’il lui fallut surmonter. Jamais esprit plus vrai n’eut à se servir d’une langue plus fausse ; heureusement, il ne savait presque rien, et il échappa par son ignorance à l’une des contagions de son siècle, la manie du précieux. Au jugement de Samuel Johnson, et c’est, en général, l’opinion des Anglais, Shakspeare était plutôt doué du génie comique que du génie tragique ; la critique remarque que, dans les scènes les plus pathétiques, le rire prend au poëte, tandis que, dans les scènes comiques, une pensée sérieuse ne lui vient jamais. Si nous autres Français nous avons de la peine à sentir le vis comica de Falstaff, tandis que nous comprenons la douleur de Desdémone, c’est que les peuples ont différentes manières de rire et qu’ils n’en ont qu’une de pleurer… Shakspeare joue ensemble, et au même moment, la tragédie dans le palais, la comédie à la porte ; il ne peint pas une classe particulière d’individus ; il mêle, comme dans le monde réel, le roi et l’esclave, le patricien et le plébéien, le guerrier et le laboureur, l’homme illustre et l’homme ignoré ; il ne distingue pas les genres ; il ne sépare pas le noble de l’ignoble, le sérieux du bouffon, le triste du gai, le rire des larmes, la joie de la douleur, le bien du mal. Il met en mouvement la société entière, ainsi qu’il déroule en entier la vie d’un homme. Le poëte semble persuadé que notre existence n’est pas renfermée dans un seul jour, qu’il y a unité du berceau à la tombe ; quand il tient une jeune tête, s’il ne l’abat pas, il ne vous la rendra que blanchie ; le temps lui a remis ses pouvoirs… Shakspeare est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins et à l’aliment de la pensée ; ces génies mères semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l’antiquité ; Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile sont ses fils. Dante a engendré l’Italie moderne, depuis Pétrarque jusqu’au Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises ; Montaigne, La Fontaine, Molière viennent de sa descendance. L’Angleterre est toute Shakspeare, et, jusque dans ces derniers temps, il a prêté sa langue à Byron, son dialogue à Walter Scott. »

Villemain : « Quoique Shakspeare, au rapport de Ben Johnson, écrivît avec une rapidité prodigieuse et ne raturât jamais ce qu’il avait écrit, on voit, par le nombre borné de ses compositions, qu’elles ne s’entassèrent pas confusément dans sa pensée, qu’elles n’en sortirent pas sans réflexion et sans effort. Les pièces des poëtes espagnols, ces pièces faites en vingt-quatre heures, semblent toujours une improvisation favorisée par la richesse de la langue, autant que par le génie du poëte. Elles sont, la plupart, pompeuses et vides, extravagantes et communes. Les pièces de Shakspeare, au contraire, réunissent à la fois les accidents soudains du génie, les saillies de l’enthousiasme et les profondeurs de la méditation. Tout le théâtre espagnol a l’air d’un rêve fantastique, dont le désordre détruit l’effet et dont la confusion ne laisse aucune trace. Le théâtre de Shakspeare, malgré ses défauts, est le travail d’une imagination vigoureuse, qui laisse d’ineffaçables empreintes, et donne la réalité et la vie même à ses plus bizarres caprices. Ces observations autorisent-elles à parler du système dramatique de Shakspeare, à regarder ce système comme justement rival du théâtre antique et à le citer enfin comme un modèle qui mérite d’être préféré ? Je ne le crois pas. En lisant Shakspeare, avec l’admiration la plus attentive, il est difficile d’y reconnaître ce système prétendu, ces règles de génie qu’il se serait faites, qu’il aurait suivies toujours et qui remplaceraient pour lui les constitutions d’Aristote… Shakspeare n’a point d’autre système que son génie ; il met sous les yeux du spectateur, qui n’en demandait pas davantage, une suite de faits plus ou moins éloignés l’un de l’autre. Il ne raconte rien, il jette tout en dehors et sur la scène : c’était la pratique de ses contemporains. Ben Johnson, Beaumont et Fletcher n’avaient ni plus ni moins d’art ; mais souvent chez eux cette excessive liberté n’amenait que des combinaisons vulgaires, et presque toujours ils manquent d’éloquence. Dans Shakspeare, les scènes brusques et sans liaison offrent quelque chose de terrible et d’inattendu. Ces personnages qui se rencontrent quelquefois au hasard disent des choses qu’on ne peut oublier. Ils passent, et le souvenir subsiste ; et dans le désordre de l’ouvrage, l’impression que fait le poëte est toujours puissante. Ce n’est pas que Shakspeare soit constamment naturel et vrai. Certes, s’il est facile de relever dans notre tragédie française quelque chose de factice et d’apprêté, combien ne serait-il pas facile de noter dans Shakspeare une impropriété de mœurs et de langage bien autrement choquante. Cet homme qui pense et qui s’exprime avec tant de vigueur emploie sans cesse des expressions alambiquées et subtiles pour énoncer laborieusement les choses les plus simples. C’est ici surtout qu’il faut se rappeler le temps où écrivait Shakspeare et la mauvaise éducation qu’il avait reçue de son siècle. Mais si l’on considère Shakspeare à part, si l’on regarde son génie comme un événement extraordinaire qui ne peut se reproduire, que de traits admirables ! Quelle passion ! quelle poésie ! quelle éloquence ! Génie fécond et nouveau, il n’a pas tout créé, sans doute, car presque toutes ses tragédies ne sont que des romans ou des chroniques du temps distribuées en scènes ; mais il a marqué d’un cachet original tout ce qu’il emprunte. Peintre énergique des caractères, il ne les conserve pas avec exactitude ; car ses personnages, à bien peu d’exceptions près, dans quelque pays qu’il les place, ont la physionomie anglaise. C’est précisément cette infidélité aux mœurs locales, cette préoccupation des mœurs anglaises qui le rend si cher à son pays. Nul poëte ne fut jamais plus national. Shakspeare, c’est le génie anglais personnifié. La richesse du génie de Shakspeare éclate dans cette foule de sentiments, d’idées, de vues qui remplissent indifféremment tous ses ouvrages. On a fait des recueils des pensées de Shakspeare, on l’a cité à tout propos et sous toutes les formes, et un homme qui a le sentiment des lettres ne peut l’ouvrir sans y trouver mille choses qui ne s’oublient pas. Du milieu de cet excès de force, de cette expression démesurée qu’il donne souvent aux caractères sortent des traits de nature qui font oublier toutes ses fautes. »

Lamennais : « Shakspeare reproduit l’humanité sous toutes ses formes, sous tous ses aspects, avec toutes ses nuances, dans une suite de drames qui ne sont qu’un seul drame, où toutes les vertus, tous les crimes, tous les ridicules, tous les vices, tous les mouvements du cœur, toutes ses haines et toutes ses tendresses, toutes ses joies et toutes ses douleurs, ses jalousies et ses sympathies, tous les rêves aériens de l’imagination et ses vagues tristesses et ses mélancolies immenses, toutes les aspirations, toutes les souffrances, toutes les misères de la pensée inquiète et douteuse, frappant de ses ailes convulsives les ombres flottantes de la création, pour s’élever jusqu’à la lumière infinie, éternelle, et retombant après de vains efforts ; où tous les désirs, toutes les craintes, tous les ressorts qui dirigent les actions humaines, à tous les âges, dans tous les rangs, depuis le monarque jusqu’au mendiant, depuis le sage jusqu’à l’aliéné, depuis l’enfance naïve et l’ardente jeunesse jusqu’à la vieillesse imbécile, où tout cela se mêle, se combine comme dans la vie réelle, dont ce drame étrange, qui n’est d’aucun genre qu’on puisse définir et qui les renferme tous, vous donne la complète vision. Et en faisant passer sous vos yeux ce tableau si vrai, si animé, ne croyez pas que le poëte exprime les passions et les sentiments qu’il a éveillés en lui-même, qu’il se soit tour à tour identifié à ses personnages si divers ; non, il les a regardés d’en haut ; son œil indifférent a pénétré en eux, dans les plis et replis inconnus à eux-mêmes, et, comme un miroir reflète les objets, sa calme intelligence reflète cette vive image de l’homme tel qu’il est, tel qu’il sera toujours, mélange de bien et de mal, de grandeur et de bassesse, de ténèbres et de divines clartés, assemblage de tous les contrastes. »

Victor Hugo : « Shakspeare, qu’est-ce ? On pourrait presque répondre : C’est la terre. Lucrèce est la sphère, Shakspeare est le globe. Il y a plus et moins dans le globe que dans la sphère. Dans la sphère, il y a le tout ; sur le globe, il y a l’homme. Ici, le mystère extérieur ; là, le mystère intérieur. Lucrèce, c’est l’être ; Shakspeare, c’est l’existence. De là tant d’ombre dans Lucrèce ; de là tant de fourmillement dans Shakspeare. L’espace, le bleu, comme disent les Allemands, n’est certes pas interdit à Shakspeare. La terre voit et parcourt le ciel ; elle le connaît sous ses