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aussi être pris pour une action héroïque ? Est-il permis de prévenir par le suicide une injuste condamnation à mort, quand même le souverain qui condamne permettrait de le faire, comme Néron fit pour Sénèque ? Peut-on faire un crime à un puissant monarque de ce qu’il portait sur lui un poison violent pour que, s’il venait à être pris dans |a guerre qu’il faisait personnellement, il ne fut pas forcé peut-être d’accepter sa rançon à des conditions trop onéreuses à son pays ? » Où sont des questions que l’illustre philosopha laisse indécises.

Un manque de respect aux devoirs qu’on a envers soi-même résulta de la souillure que l’on contracte par la volupté. « Il est question de savoir, dit liant, si l’usage de la faculté de conserver son espèce est soumis, quant à la personne même qui l’exerce, à une loi restrictive, ou si cette personne, suris égard à la fin que se propose la nature, peut foire servir ses organes sexuels nu seul plaisir animal, sans agir par là contre le devoir envers soi-même. On prouve, en droit, que l’homme ne peut se servir de la personne d’autrui pour se procurer cette jouissance, sans une restriction particulière contractuelle, par laquelle deux personnes s’obligent mutuellement. Mais ici lu question est de savoir si, par rapport à cette jouissance, il existe un devoir de l’homme envers lui-même dont la transgression soit une violation de l’humanité dans sa propre personne. L’appétit de ce plaisir engendre un vice, qui est l’impureté, et la vertu opposée à ces appétits animaux se nomme chasteté. La chasteté doit donc se présenter ici comme faisant partie des devoirs de l’homme envers lui-même. » Kant regarde la violation de la chasteté comme un crime plus grave que le suicide : ce dernier appauvrit, l’espèce, l’autre « la déshonore. Il y a un chapitre intitulé : De l’abrutissement causé par l’usage immodéré des aliments ; il a en vue l’ivresse et la gourmandise. « Le premier de ces deux états d’abjection, dit-il, qui met l’homme nu-dessous de l’a brute même, est l’effet ordinaire des boissons fermentées ou d’autres drogues qui ont la propriété d’engourdir l’homme, comme l’opium et d’autres principes végétaux. On en lait usage d’autant plus volontiers qu’on leur attribue la prétendue propriété de nous rendre un instant heureux en nous délivrant de nos peines, et qu’on croit même acquérir plus de force par ce moyen, tandis qu’il ne fait qu’attrister et affaiblir ; d’où vient, ce qui pis est, la nécessité de recourir encore à ce remède engourdissant et d’en augmenter la dose, La gourmandise doit d’autant plus être mise au rang des jouissances purement animales qu’elle est exclusivement bornée aux sens et n’excite pas le moins du monde l’imagination, faculté, cependant susceptible encore d’un jeu actif de représentation dans la jouissance animale précédente, l’amour. » On voit que Kant est, en réalité, un ascète rigide, et cependant d’une espèce particulière ; Il ne prêche pas la mortification des sens pour elle-même ; il propose de les négliger, afin de donner tous ses soins au développement de l’entendement et des pratiques qui concourent à ce développement.

La pratique de la vertu, o’ost-à-dire l’ascétique morale, adopte la devise des stoïciens : Accoutume-toi aux incommodités et ne sois pas esclave de tes commodités, sustine et abstine ; c’est une espèce de diététique par laquelle on se conserve moralement sain. Mais la santé n’est qu’un bien-être négatif, elle ne peut être sentie elle-même ; il faut qu’il y ait encore quelque chose qui donne, la jouissance de, la vie et qui soit cependant moral. Telle est, dans l’idée d’Épicure, la satisfaction constante de l’homme vertueux.

Kant, craint qu’on ne confonde son stoïcisme purement intellectuel avec l’ascétisme monacal, sur lequel il s’explique d’une façon assez nette : « L’ascétique des monastères, qui, inspirée, dit-il, par une crainte superstitieuse, n’a d’autre objet que de se supplicier soi-même et de se torturer le corps, na rien de commun avec la vertu ; elle n’est qu’une expiation fanatique par des peines qu’on s’inflige soi-même pour effacer des fautes dont on devrait seulement se repentir moralement, ce qui, dans mie peine volontairement choisie et, exécutée sur soi-même, est une contradiction. (car la peine doit toujours être infligée par un autre) ; et loin de produire l’esprit de contentement qui doit accompagner la vertu, elle ne peut avoir lieu que par une haine secrète pour le précepte de la vertu. C’est pour cette raison que la gymnastique morale ne consiste que dans la victoire mesurée qu’on remporte sur ses appétits naturels, pour pouvoir se maîtriser dans les circonstances périlleuses à la moralité ; exercice qui rend ferme, courageux et content de la conscience où l’on est d’avoir recouvré sa liberté. »

Ce livré est un des plus intéressants qu’on ait de Kant et il offre sur la plupart des ouvrages du célèbre philosophe un avantage précieux : il est intelligible pour tout le monde. Tissot a donné une traduction de cet ouvrage important (Paris, 1637).

Morale et de politique (essais de), par Matthieu Louis Molé (Paris, 1806, in-8o). La morale es la politique sont liées entre elles par des nœuds trop étroits, plus faciles à apercevoir d’une manière générale qu’à définir avec précision. Toute la partie politique


de ce traité est composée des conséquences déduites des principes et des faits établis dans la partie morale ; on ne saurait imaginer une marche plus philosophique. L’auteur paraît avoir emprunté une des idées fondamentales, ou plutôt la dernière conséquence de sa théorie, à M. de Bonald : c’est le système de la monarchie, considérée comme le seul gouvernement naturel. Le chapitre Sur Pascal est un des plus beaux et des mieux écrits : « Quand on lit ses Pensées pour la première fois, dit l’auteur, elles dégoûtent pendant, longtemps de toute autre lecture ; la plupart des livres de morale paraissent un commentaire de celui-là. La force d’esprit s’y montre à un tel point, que personne ne peut le comprendre sans en ressentir un peu d’orgueil ; mais beaucoup ont dit "Je comprendre, qui ne se doutent pas de ce qu’il renferme. Il ne faut pas s’en étonner : l’homme est une créature si noble, qu’il ne peut demeurer insensible à la grandeur ; lors même qu’il ne peut la connaître, il tombe encore sous son influence. Chose singulière, les sots ne manquent pas de sentir de quelle hauteur on leur parle. La mesure que Pascal donne de ses facultés fait présumer qu’il aurait détruit la foi en prouvant tout ; il semble que Dieu l’ait envoyé sur la terre pour montrer la pensée de l’homme dans toute sa gloire, et pour que l’homme se glorifiât éternellement dans sa pensée… L’exagération, qui d’ordinaire vient de faiblesse, naît chez lui de son extraordinaire force : il faiblit sous sa pensée ; ses yeux voient de si près la vérité, qu’il s’éblouit, et voilà qu’on retrouve l’homme… Il y a un très-grand goût qui tient à de grandes idées et qui les exprime ; c’est-à-dire qu’il y a des pensées qui sortent de l’âme avec tant de force, qu’elles entraînent avec elles les seuls mots pour les rendre. »

Les autres morceaux remarquables par le style sont le fragment sur les mœurs et la gouvernement des Romains, le tableau des mœurs anglaises et du gouvernement de la Grande-Bretagne, tout le chapitre intitulé Du bon et du beau. Mais de nombreux défauts naissent de l’exagération même des qualités ; l’impulsion de cet esprit réfléchi et tendu l’entraîne quelquefois au delà des bornes de la vérité ; il arrive que sa vigueur nerveuse dégénère en roideur ; que son ton élevé ressemble trop à l’accent de la suffisance dogmatique ; que son expression précise devient incomplète, et par là même ténébreuse ; que sa pensée, laborieusement approfondie, offre plus de contrainte et d’effort que de rectitude et de véritable force. Mais, sans insister davantage, nous pensons que nos lecteurs trouveront la plus sévère critique de ce livre dans le soin que nous avons pris de n’en louer que le style ; le style est tout à fait secondaire pour un livre qui aborde de pareilles matières.

Morale catholique (de la), par Alexandre Manzoni (1823). Cet opuscule est la réfutation des attaques dirigées contre le catholicisme par M. Sismonde de Sismondi dans le chapitre cxxvii de l’Histoire des républiques d’Italie. Nous mentionnons ce livre beaucoup moins à cause de son mérite intrinsèque, qui se résume dans la clarté, la pureté et l’harmonie du style, qu’à cause de l’influence qu’il a eue sur les événements politiques. Le livre de Manzoni, inspiré par une religiosité étroite, contribua à soulever et à diriger le mouvement libéral de 1847 dans le sens favorable à la papauté. Ce fut une erreur déplorable, erreur partagée par nombre d’esprits sérieux. Le livre de Manzoni a été comme la préface du Primato de Gioberti.

Morale (philosophie de la), par Rosmini (Milan, 1835). Rosmini essaye de concilier Locke et Kant. D’un côté, il pense que la réalité positive est dans la nature ; de l’autre, il admet un principe rationnel et positif. Il veut réfuter le scepticisme ; il divinise dans ce but l’idée première : il prétend que tous les actes qui relèvent de l’idée sont infaillibles. Mais, en triomphant du scepticisme, il se met dans l’impossibilité d’expliquer l’erreur. Ne pouvant ni l’expliquer ni la nier, il imagine deux intelligences : l’une infaillible, l’autre faillible ; l’une impersonnelle, l’autre personnelle. Par ce dédoublement de la raison, il crée une nouvelle théorie de la morale et une nouvelle philosophie de la politique. Le bien n’est que le vrai. Comment connaît-on le vrai ? L’intelligence impersonnelle, dit l’auteur, proclame la loi morale dans l’acte de la perception ; l’intelligence volontaire, ou raison libre et réfléchie, selon qu’elle obéit ou non à 1 intelligence impersonnelle, détermine notre moralité. Tout homme se trouvant éclairé par l’idée première ne peut se dérober à la perception du vrai. Une puissance impersonnelle, irrésistible, lui révèle la valeur des choses et le bien qu’elles renferment. Cette connaissance une fois donnée, le désir est possible, et, avec le désir, la volonté, la réflexion ou l’action de notre intelligence volontaire. C’est là notre propriété, notre responsabilité, notre personnalité. Si l’intelligence volontaire reconnaît la vérité, elle est vertueuse ; si elle la méconnaît, elle est criminelle. Donc le vice est une révolte contre la vérité, le péché un mensonge. L’homme dépravé viole l’identité de son être : le remords exprime ce déchirement, cette contradiction intérieure. La morale repose, sur la réflexion : l’homme s’élève à la vertu


par les jugements de son intelligence. La justice est la pratique de la vérité, et la vérité ne se distingue pas de l’être absolu, de Dieu. Obligés d’aimer les choses en raison du bien qu’elles renferment, nous devons sacrifier la créature inanimée à l’être vivant, la brute à l’homme, respecter la divinité de la pensée dans tous les hommes, et sacrifier, s’il le faut, la création à Dieu, le plus grand de tous les êtres. Le principe moral doit présenter six caractères : il doit être simple, universel, évident, supérieur, antérieur à tout et inhérent à la morale. Or, l’acte de l’intelligence volontaire, qui reconnaît l’intelligence impersonnelle et qui est le principe de la morale, présente seul les six caractères qui manquent à toutes les théories. Le christianisme les réunit, car il place la moralité dans l’accord de la vérité avec la raison. Supérieur aux systèmes de la morale païenne, il prévient toutes les objections et satisfait à toutes les exigences de la morale.

En définitive, Rosmini aboutit au mystère et à l’inconnu. Victime de sa propre critique, il ne peut s’emparer ni de la vertu ni du bonheur. Il n’explique pas le principe premier qui défend le mensonge, Je vice, pas plus qu’il n’explique la pensée, l’origine des idées, le monde, l’existence de Dieu. En divinisant la pensée, il l’a rendue infaillible. Mais comment la pensée volontaire, l’intelligence ou le génie du mal, peut-elle exister ? La raison impersonnelle, identique à la vérité, nous divinise par le christianisme ; l’intelligence personnelle, faculté de l’erreur, tend sans cesse à nous dégrader. Comment ces deux puissances peuvent-elles s’exercer dans le même sujet ? Et si elles représentent deux antinomies, comment est-il si difficile à la conscience d’en faire la distinction ? Mais quand on examine les points faibles du système de Rosmini, il convient de se rappeler que ce théoricien est un prêtre qui a inauguré le rationalisme moderne en Italie, en y important les idées de la métaphysique allemande et en réhabilitant l’histoire de la philosophie.

Si donc on songe aux limites étroites dans lesquelles se débat nécessairement la philosophie orthodoxe, le moule gênant dans lequel elle est condamnée à se couler, on ne peut se dispenser de reconnaître chez l’abbé Rosmini, avec des idées ingénieuses, une liberté d’esprit relative fort remarquable chez un homme de son état.

Morale des philosophes grecs (la) et la morale chrétienne, par A. Néander, traduit de l’allemand par Charles Berthoud (1859). Sans prétention à l’érudition, cette rapide étude, publiée d’abord par fragments dans un journal religieux, se distingue des ouvrages de Piété, avec lesquels il a quelque analogie par inspiration chrétienne dont elle est plein, par une largeur et une délicatesse d’idées vraiment remarquable. L’auteur, comme l’a dit un critique compétent, M. Ch. Secretan, se place au foyer même du christianisme pour étudier à sa lumière les théories morales des anciens. Tout imprégné qu’il est du christianisme, son livre délaisse pas de rendre justice à la /morale des philosophes. Socrate, Platon, Aristote, les stoïciens sont jugés équitablement. L’école d’Alexandrie est peut-être traitée avec moins de justice : l’auteur lui reproche son panthéisme en métaphysique, son ascétisme extatique en morale. Du reste, toutes les écoles anciennes, au jugement de Néander, prophétisent le christianisme et ne l’atteignent pas : elles ne servent qu’à mettre plus en relief la supériorité d’ensemble de cette doctrine sur toutes les ébauches de la raison humaine. L’idéal moral, qui est aujourd’hui entré dans la conscience générale, n’était, suivant lui, qu’à peine et vaguement entrevu par quelques génies dans l’antiquité ; et cet idéal moral n’était possible qu’à la condition de connaître la chute et la rédemption, dogmes sans lesquels la morale chrétienne elle-même perdrait tout sens et toute valeur. Très-bien ! mais donner pour fondement à la morale la transmissibilité des fautes, est-ce respecter les règles les plus nécessaires de la morale naturelle ? La théologie a ses sources spéciales, ses raisonnements particuliers, mais il n’est jamais convenable qu’elle s’ingère à philosopher. Abaisser la foi aux arguments de la raison humaine, c’est lui manquer de respect et la compromettre.

Morale dans l’antiquité (la), par A. Garnier (Paris, 1865, in-18). La morale commence en Grèce avec la poésie. Les poètes furent à la fois les premiers théologiens et les premiers prédicateurs de la Grèce. Après les poètes vinrent les sages, qui concentrèrent en quelques maximes laconiques les principes de la sagesse populaire, vraies prémices, dit Platon, de la sagesse grecque. Mais bientôt l’antique morale dure et forte, mère de mœurs graves, s’écroule d’elle-même, grâce à la multiplicité des révolutions et aux excès du luxe. C’est alors que paraît la sophistique. Nous ne connaissons la morale des sophistes que par les attaques de leurs illustres adversaires ; peut-être, comme le dit judicieusement l’auteur, cette école aurait-elle laissé derrière elle une moins triste célébrité, si nous la pouvions juger d’après son propre témoignage. Toutefois, il est hors de doute qu’en morale les sophistes ont nié la distinction du bien et du mal. Pour eux, la force était la mesure du droit

L’adversaire le plus acharné des sophistes fut Socrate. Il a introduit dans la philosophie morale la méthode scientifique, c’est-à-dire l’examen de soi-même et la recherche des définitions. Toutefois, la morale n’est pas encore arrivée à une parfaite conscience d’elle-même ; Socrate confond volontiers le bien avec l’utile, jamais il ne s’élève scientifiquement jusqu’à l’idée du bien absolu, bon par soi-même. Et pourtant, cette idée encore confuse est l’âme de sa morale ; elle circule dans tous ses discours et éclate dans toutes ses actions.

Avec Platon, la philosophie morale fait un nouveau pas. Le principe de la morale platonicienne est que l’homme est naturellement en guerre avec lui-même, partagé entre l’amour réfléchi du bien et le désir aveugle du plaisir. Le plaisir ne peut être le bien, car le plaisir est par nature quelque chose de mobile et de fuyant, qui ne se suffit pas à soi-même. Le bien, c’est l’harmonie et la paix, et la vie heureuse est la vie mixte où se mélangent le bien et le plaisir. Comme, aux yeux de Platon, Dieu est le principe de l’ordre moral, la vertu consiste dans 1 imitation de Dieu. Dieu est la vraie mesure de toutes choses : on ne participe au bien et à la vérité qu’autant qu’on s’en rapproche.

En morale, Aristote est plus rigoureux que Platon. Il applique la méthode d’observation et d’analyse. « Le vrai principe en toutes choses, dit-il, c’est le fait ; si le fait lui-même était toujours connu avec une suffisante clarté, il n’y aurait pas besoin de remonter aux causes. » Il n’y a pas de bien en soi ; mais il faut toujours se demander : de quel bien veut-on parler ? Chaque chose a son bien propre. En morale, il ne s’agit que du bien de l’homme et non pas du bien universel. La morale ne repose donc que sur elle-même, et son objet est le souverain bien pour l’homme. Mais le plaisir n’est pas le souverain bien, car tous les plaisirs ne sont pas bons. Le bonheur consiste seulement dans l’action de l’âme conforme à la vertu. La vertu est l’œuvre du libre arbitre ; partant, il est évident que la moralité ne consiste pas seulement dans les actions elles-mêmes, mais dans les intentions de l’agent.

Après Aristote et Platon, il restait à introduire encore dans la morale cette vérité que le titre d’homme est un titre général, et qu’il faut étendre cette amitié que Platon et Aristote supposaient entre quelques hommes privilégiés. Ce fut l’œuvre du stoïcisme. Le trait caractéristique de la morale stoïcienne est la force, la violence envers soi-même, la révolte contre la nature, le mépris de la douleur et de la mort. Il faut aimer l’homme, par cela seul qu’il est homme. Tous les hommes sont frères dans une même famille, et comme leur mère commune est la raison de Dieu, c’est une impiété de commettre une injustice envers les hommes. Ce fut la morale que le christianisme adopta, sauf aux docteurs chrétiens à médire de la morale des païens.

Morale (la) de l’Église et la morale naturelle, par Boutteville (Paris, 1866, in 8o). Un fait recommande tout d’abord ce livre : c’est qu’il a fait perdre à son auteur la place qu’il occupait dans une grande institution privée, le collège Sainte-Barbe. En dehors de toute valeur intrinsèque, nous croyons qu’un livre auquel son auteur a sacrifié sa position dans le monde mérite un véritable respect. Mais le livre de Boutteville a d’autres titres à l’estime publique. Avec un courage naturel dans d’autres pays, mais admirable dans le nôtre, où tant de gens d’une foi plus que suspecte sont depuis longtemps ligués pour la défense de la morale religieuse, où l’hypocrisie fait partie essentielle des mœurs publiques, l’auteur a osé dire ce qu’il croyait la vérité. S’appuyant sur des raisonnements solides, il cite les Pères de l’Église avec un à-propos bien fait pour décontenancer ceux qui les invoquent sans les connaître.

L’auteur étudie la morale de l’Église, non pas seulement en elle-même, mais dans le dogme qui lui sert de base. Il l’étudie sans passion, mais sans faiblesse, déclarant ouvertement que la volonté de Dieu ne lui paraît pas suffisante pour expliquer la distinction du bien et du mal moral, ni le péché originel pour montrer la cause de l’introduction du mal dans le monde. Il prétend et prouve que la morale de l’aigle de Meaux, qui envoie résolument Socrate et Marc-Aurèle en enfer, est tout simplement monstrueuse. Il foudroie l’intolérance religieuse. Il condamne avec la même sévérité cette exagération de stoïcisme qui met la perfection dans l’étouffement de tous les sentiments de la nature, et qui veut qu’on « haïsse son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie. » Les hommes qui aiment mieux croire que réfléchir, disons mieux : les hommes qui aiment mieux laisser croire que faire réfléchir ont jugé sacrilège cette façon de montrer les côtés faibles de la morale de l’Église et n’ont pu pardonner au philosophe d’avoir attaqué le privilège que l’Église s’attribue d’enseigner seule la vraie morale. Ils n’ont pas permis d’enseigner que Marc-Aurèle fut un homme de bien et ont fait un crime d’avoir