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LXXV
PRÉFACE.

rues de la capitale, se trouve plus isolé dans sa mansarde du cinquième étage que Robinson dans son île. Nous avons dit que le futur auteur du Grand Dictionnaire s’en était venu à Paris, riche de quelques billets de mille francs. Or, c’est ce mince viatique qui devait suffire à alimenter dix années d’étude et de travail intellectuel, et à rassembler péniblement les matériaux destinés à former plus tard les colonnes du Grand Dictionnaire. On connaît l’histoire d’Amyot dans une semblable circonstance : chaque semaine, la vieille mère du futur traducteur de Plutarque envoyait à son fils par les bateliers de la Seine, un de ces pains robustes comme on en fait encore dans nos campagnes. Ici, c’était un pot de beurre fondu que la mère du jeune Bourguignon expédiait tous les mois à son fils.

« Or, on ne se figure pas tous les prodiges d’économie que peut opérer, même à Paris, en plein quartier latin, un estomac jeune et vigoureux, avec un pot de beurre fondu, un quarteron d’oignons superbes et force pains de quatre livres, surtout quand ce menu Spartiate est assaisonné de courage, de patience et d’une forte dose de ce piment qui s’appelle la volonté d’arriver. Telle était l’ambition de notre bibliothécaire. Chaque soir, à minuit, alors que tous les commensaux de l’hôtel se livraient à des rêves dorés, et qu’aucun nerf olfactif ne pouvait plus être affecté par un parfum révélateur, — car l’oignon, surtout quand il frit, a des élans communicatifs auxquels il est impossible de dire : Vous n’irez pas plus loin ! — à minuit, l’indiscret ou le somnambule qui aurait plongé ses regards à travers la serrure de la porte n° 45 aurait assisté à un singulier spectacle : le Bourguignon, transformé en alchimiste culinaire, ouvrait silencieusement une malle aux vastes flancs, d’où il tirait, en lançant autour de lui des regards inquiets, fourneau, charbon, soufflet, et le pot de beurre servait alors d’utile auxiliaire à une de ces soupes copieuses qui auraient figuré avec honneur sur la table patriarcale de Jacob et de ses douze fils. Un pain de quatre livres, discrètement acheté chez un boulanger éloigné, était monté, tous les deux jours, habilement dissimulé sous un ample manteau, à travers les trous duquel Socrate aurait pu voir tout autre chose que ce qu’il reprochait à Antisthène. Un soir, tout cet échafaudage de discrétion faillit s’écrouler en un instant. Notre jeune Bourguignon escaladait furtivement ses cinq étages ; la loge du concierge était bruyante ; toutes les têtes folles de la maison semblaient y tenir conseil. Le pain de quatre livres avait déjà franchi sans encombre les deux premiers étages, quand tout à coup il se dérobe au coude qui le pressait fiévreusement et roule avec un fracas épouvantable, menaçant d’aller heurter la porte du cerbère. Le propriétaire du fuyard se précipita pour arrêter cette course vagabonde ; mais la fatalité s’en mêlait ; la traîtresse miche faisait des bonds à couper la corde à Gladiateur, et notre Bourguignon se hâta de regagner sa mansarde. Ce soir-là, le fourneau fut bien étonné de cette inactivité de service, car il n’y eut pas de soupe à l’oignon, et l’alchimiste se coucha sans souper, deux heures plus tôt qu’à l’ordinaire. Le lendemain matin, il aperçut le coupable s’étalant fièrement à la fenêtre du concierge, flanqué d’un écriteau sur lequel un étudiant facétieux avait tracé ces trois mots : Pain sans maître. Matin et soir, pendant plusieurs jours, notre pauvre Bourguignon eut à subir la vue du réfractaire, qui, dans la barbe qui commençait à lui pousser, semblait faire à son propriétaire des grimaces fantastiques. Celui-ci perdait soixante centimes, mais l’honneur était sauf.

« Huit années de cette vie laborieuse s’étaient écoulées avec une rapidité que l’on regrette, hélas ! même quand on est passé à l’état de millionnaire. Les billets de mille francs n’existaient plus qu’à titre de joyeux souvenir au fond du vieux portefeuille. Mais la tête était meublée, les cartons remplis de notes, et l’aurore du Grand Dictionnaire se levait déjà, à l’horizon. Toutefois, ce n’était pas encore même là un commencement d’exécution : la plupart des matériaux existaient, il restait à les mettre en œuvre, et, pour cela, l’auteur ne voulait recourir qu’à lui, être à lui-même son propre éditeur et son propre imprimeur, car il connaissait déjà par cœur la triste odyssée dé l’Encyclopédie du XVIIIe siècle. Une nouvelle vie allait donc commencer, vie de travail encore, mais, cette fois, d’un travail fructueux…..

« Depuis longtemps, le futur encyclopédiste avait été frappé des lacunes qui existaient dans notre déplorable système d’enseignement, et cette simple remarque fut pour lui la première révélation du riche placer qui devait plus tard lui fournir les moyens d’édifier l’œuvre qu’il rêvait depuis si longtemps. À des méthodes routinières, reposant sur de purs mécanismes de mémoire qui faisaient de l’enfant un simple automate, il substitua un mode d’enseignement où, la mémoire était reléguée au second plan et remplacée par l’intelligence et le raisonnement. C’est alors que parurent successivement cette foule de livres classiques dont plusieurs se vendent annuellement à plus de cent mille exemplaires, et qui forment aujourd’hui sous le nom de Méthode lexicologique, la base de l’enseignement grammatical et littéraire en France, en Suisse et en Belgique. De 1848 à 1860, la rosée du ciel tomba abondamment sur ce champ nouveau, si péniblement et si courageusement défriché. Le succès avait pleinement répondu aux espérances du modeste, mais laborieux grammairien. Comme il lui eût été facile alors de se retirer dans un paisible Tusculum et de jouir de l’otium cum dignitate dont parle l’Orateur romain ! Mais non, il ne pouvait faillir un seul instant à sa première ambition, et le voilà aujourd’hui, non pas édifiant, mais démolissant une fortune aussi honnêtement que rapidement acquise. Du reste, que la sollicitude de ses nombreux amis se rassure : le succès n’a pas fait défaut au Grand Dictionnaire, et les explications dans lesquelles nous venons d’entrer prouvent que ce succès même ne lui était pas indispensable : l’auteur pouvait achever le couronnement de son édifice sans le concours d’aucune souscription. De plus, pour conserver toute la plénitude de son indépendance, il ne sollicite aucun de ces encouragements qui pourraient