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LXI
PRÉFACE.

ont subies sont si complètes, qu’elles semblent nées de sa propre essence ; c’est un tronc vigoureux qui se soutient de lui-même par son propre poids, et qui s’est complètement détaché de ses racines. Remonter à son principe, c’est s’exposer sciemment à une foule d’erreurs : une langue morte, c’est la statue immobilisée, pétrifiée ; une langue parlée, c’est le corps vivant dans lequel vibrent les nerfs, battent les artères, circule le sang ; le mouvement est partout, la transformation est incessante ; la moelle devient os, l’os devient chair, bientôt la chair n’est plus qu’épiderme, et autant en emporte le ventre mais la moelle, les os, la chair et la peau sont aussitôt remplacés qu’anéantis. La métamorphose est de tous les instants et elle n’a point de sommeil ; ce qui était vieux redevient jeune, jusqu’à ce que sonne l’heure de la décadence et de la caducité. Par exemple, demandez à Ménage ce que c’est qu’un homme insolent, il vous répondra : « Un homme insolent, c’est l’abbé X… qui, soupant hier chez madame Cornuel, attacha sa serviette à un bouton de sa soutane au lieu de la déployer sur ses genoux, demanda de la soupe au lieu de potage, du bouilli au lieu de bœuf, coupa son pain en menus morceaux au lieu de le rompre comme tout le monde, versa son café dans la soucoupe au lieu de le boire dans la tasse, etc., etc. » En effet, suivant Ménage, insolent (de in solens, non habituel, contraire à l’usage) était la seule signification qui pouvait s’appliquer au pauvre abbé.

Nous adressions un jour la question suivante à un très-savant professeur de rhétorique : « Qu’est-ce qu’un mélodrame ? «  Il nous répondit sans broncher : « C’est une action mêlée de chants. » Notre homme, qui savait par cœur les racines de Lancelot, fut très-étonné et presque scandalisé quand nous lui apprîmes qu’un mélodrame est un drame très-noir, très-lugubre, dont tous les personnages disparaissent par le poison, par le poignard, dans des chausse-trapes, des souterrains, des puits sans fond, tous, jusqu’au souffleur. Conclusion : il faut surtout étudier une langue en elle-même. Des génies comme Dante, Pétrarque, Boccace, l’Arioste, avaient trouvé des mots pour exprimer toutes leurs idées, ainsi que leurs nuances les plus délicates, et ce vocabulaire aurait dû suffire aux académiciens de la Crusca.

Pour mitiger par quelques lignes d’éloge cette critique d’un livre justement célèbre, nous allons donner le jugement, que Ginguené a formulé sur le Dictionnaire de la Crusca. Toutefois, cet éloge nous paraît empreint de quelque exagération. Dans son Histoire littéraire de l’Italie, Ginguené s’est peut-être montré trop italien ; il à cédé à cet entraînement qui fait que tout historien s’enthousiasme pour le sujet qu’il traite ! Et cela est si vrai, que l’esprit si net et si juste de Voltaire n’a pu s’affranchir entièrement de ce défaut : dans son Histoire de Charles XII, le vainqueur de Narva est bien supérieur à Pierre le Grand et c’est le contraire qui a lieu dans l’histoire du vainqueur de Pultawa. Suivant Ginguené, le Dictionnaire de la Crusca est un code d’une autorité irréfragable, à laquelle, depuis qu’il a paru, tous les écrivains se sont soumis ; une barrière forte et solide contre laquelle se sont heureusement brisés tous les efforts du néologisme moderne ; modèle enfin si parfait de ce que doit être un ouvrage de cette nature, qu’il a fallu que toutes les nations lettrées qui ont voulu avoir des dictionnaires de leur propre langue se réglassent sur celui de l’Académie de là Crusca, ou se condamnassent elles-mêmes à une inévitable infériorité.

Dictionnaire de la langue castillane, par l’Académie royale espagnole ; 6 vol. in-fol., Madrid, 1726-39. Ce dictionnaire est très-recherché. On trouve, au commencement du premier volume, une préface relative à la composition de ce grand ouvrage, ainsi que trois discours sur l’origine de la langue castillane, sur les étymologies et sur l’orthographe, avec une liste des auteurs choisis par l’Académie pour servir d’autorité à ses décisions. L’édition donnée à Madrid, en 1770, 6 vol. in-fol., contient des augmentations et des corrections qui doivent la faire préférer à la première. L’Académie espagnole publia un abrégé de son dictionnaire en 1780. Ce vocabulaire, assez considérable comme volume, a été souvent réimprimé, même en France ; il est très-répandu et supplée en quelque sorte au grand dictionnaire dont il est extrait. Dans la 5e édition, 1817, l’Académie espagnole admit des changements si considérables pour l’orthographe des mots, que son dictionnaire ne s’accorde plus avec les livres espagnols imprimés antérieurement à cette réforme.

Encyclopédies, biographies et dictionnaires hollandais. — La Hollande ne nous apparaît que derrière un vaste comptoir, où, courbée sur un grand livre, elle établit perpétuellement la balance de ses profits et pertes. Au delà des grands souvenirs de son histoire maritime, de son commerce immense, des hardies explorations de ses navigateurs, nous ne voyons plus rien, nous ne découvrons plus rien ; là se borne pour nous son horizon ; à peine daignons-nous nous rappeler qu’elle a produit d’inimitables artistes qui lui assurent une des places les plus brillantes dans le domaine de l’intelligence et de l’imagination. C’est une erreur et une injustice ; la Hollande est aussi la patrie de littérateurs distingués, de philosophes profonds, d’érudits qui ont fouillé avec succès tous les recoins de la science historique. Les auteurs hollandais se sont exercés dans toutes les branches de la littérature et y ont excellé : romans, contes, poésies, voyages, théâtres, ils ont abordé tous les genres et les ont traités supérieurement ; la patrie des Grotius, des Heinsius, des Boerhaave, des Swammerdam, a été aussi celle des romanciers et des poëtes, comme elle a été celle des hommes d’État les plus illustres. Il est