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LX
PRÉFACE.

violent fut Paul Beni, qui publia l’Anti-Crusca. C’était le romantique de cette époque, et il cherchait à démontrer que le Dictionnaire de la Crusca dédaignait de s’approprier les richesses de la langue italienne du XVIe siècle. Les académiciens ne répondirent ostensiblement à aucune critique. Ils firent mieux : ils profitèrent de toutes et entreprirent une seconde édition, qui parut en 1623. Une nouvelle statistique de leurs erreurs fut immédiatement dressée ; les courageux bluteurs reprirent leur toile de Pénélope, et une troisième édition, beaucoup plus complète, fut publiée en 1691, cette fois en 3 vol. au lieu d’un tome unique. C’est seulement dans cette troisième édition que le Dictionnaire de la Crusca admit, pour la première fois, au nombre des auteurs classiques italiens le Tasse, dont la Jérusalem délivrée avait été qualifiée par lui de lourde et froide compilation, écrite d’un style inégal et barbare, et ne rachetant par aucune beauté ses innombrables défauts. Ajoutons, pour expliquer cette sentence presque sacrilège, que le Tasse était napolitain, et qu’il avait passé la plus grande partie de sa vie à Ferrare.

De nouvelles critiques surgirent, et il en naquit une quatrième édition en 6 vol., qui parut de 1729 à 1738. Cependant l’œuvre restait encore imparfaite : il y avait des erreurs ; des vocables exprimant soit des idées nouvelles, soit des découvertes de la science, n’y figuraient pas, et le Dictionnaire de la Crusca n’était point encore ce répertoire de toutes les richesses de la langue italienne, que les savants académiciens avaient eu la prétention de léguer à leur pays. Toutes ces lacunes furent courageusement signalées par l’illustre poëte Monti, qui, avec son gendre, Perticari de Pesaro, composa un ouvrage intitulé : Projet de diverses corrections et additions au Vocabulaire de la Crusca, livre qui dénote de profondes connaissances en philologie et en grammaire. Dans une lettre au marquis Trivulzio, qui sert d’introduction au Projet, Monti relève les nombreux défauts du dictionnaire et montre la nécessité de le corriger d’une foule d’erreurs, de l’enrichir d’un grand nombre de mots et d’en faire disparaître une multitude d’idiotismes, de proverbes vulgaires et de termes altérés. Il expose ses principes sur la nécessité d’un langage commun à tous les peuples de l’Italie, et sur une distinction nette à établir entre la langue parlée et la langue écrite. Monti base ses arguments sur l’ouvrage de son gendre Perticari, intitulé : Des Écrivains du XIVe siècle, où l’auteur cherche à concilier les deux écoles, celle des libertini et celle des puristi, qui divisaient l’Italie littéraire au commencement de ce siècle. La dernière édition du dictionnaire des académiciens della Crusca a été publiée à Venise en 1763.

Quoi qu’il en soit de ces querelles, le mérite le plus remarquable du Dictionnaire de la Crusca, c’est sa grande richesse en exemples choisis avec une rare sagacité et puisés aux sources les plus pures ; et, aujourd’hui encore, ce lexique jouit de la réputation méritée d’être le répertoire par excellence de la langue italienne. Malgré ce succès, quelques provinciaux endurcis — il en est aussi en Italie — reprochent au Dictionnaire de la Crusca ce qu’ils appellent son péché originel, l’omission de cette foule de mots lombards, romagnols, vénitiens, piémontais, napolitains, siciliens, etc., qui font retentir les échos des innombrables vallées formées par l’Apennin. Autant vaudrait reprocher au Dictionnaire de l’Académie française de nous avoir privés du charabia de Saint-Flour et du celto-breton de Quimper-Corentin.

L’extrait suivant de la préface d’une des bonnes éditions de ce célèbre dictionnaire donnera une idée de la méthode suivant laquelle il a été rédigé : « Après la définition ou explication du mot, nous avons ajouté les expressions équivalentes en grec et en latin. Outre les corrections jugées utiles, nous avons fait dans cette édition de nombreuses additions que rendait nécessaire la trop grande réserve de nos prédécesseurs relativement aux néologismes. Et ce n’est pas seulement aux mots primitifs que nous avons accolé leurs équivalents grecs et latins, mais encore aux expressions et locutions proverbiales, autant que leur nature le comportait. Il en est, en effet, qui n’ont pas d’équivalent dans les langues anciennes, ce qui vient de ce que les auteurs grecs ou latins, à cause de la différence des temps, des mœurs, des coutumes, etc., ne peuvent, dans certains cas, avoir des expressions qui correspondent parfaitement à celles qui représentent aujourd’hui des choses dont ils ne pouvaient avoir l’idée. Aussi, lorsque nous n’avons pas pu prendre des équivalents dans les belles époques littéraires de l’antiquité, nous n’avons pas craint de recourir à la basse latinité et même aux auteurs qui ont écrit après l’entière disparition de la langue latine (auquel cas nous avons nommé nos sources et marqué le mot d’un astérisque). C’est ce qui est le plus souvent arrivé pour les expressions théologiques et scientifiques, philosophiques, géométriques, etc. Cependant certains mots, certains tours, qui sont tout à fait italiens et qui appartiennent en propre à nos usages ou à notre vie domestique, ont dû rester sans équivalents grecs ou latins, parce que, même en épluchant les glossaires de basse latinité et de grec moderne, il eût été impossible de les trouver, et qu’il eût fallu les remplacer par une périphrase, ce qui eût été un pire moyen que de les laisser sans équivalents ; tels sont les mots affettatore, affricogno, etc. Nous devons aussi avertir le lecteur que, pour les mots qui ont des synonymes, lorsque nous avons omis le correspondant grec ou latin, c’est qu’il se trouvait déjà à ce synonyme, et que nous avons jugé superflu de le répéter ; tels sont les mots arrangolare, bieta, etc. »

Sur plusieurs points, nous ne partageons pas le sentiment de la savante Académie. À quoi peuvent servir, dans un dictionnaire italien, les équivalents grecs et latins ? À égarer les esprits. Quand une langue est parvenue à un certain degré de maturité, on peut dire qu’elle est émancipée et qu’elle n’a plus d’ancêtres ; les transformations successives que ses vocables