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L’IRIS BLEU

vous le rappeler. C’est un grand signe de vocation, mon vieux Yves, tu ne dois pas en avoir honte.

— Bien au contraire, je te l’assure ; je t’avoue même qu’au moment de ton arrivée, j’avais depuis longtemps quitté la métropole et mon esprit rôdait à travers nos côtes et nos bois à la suite d’une sarabande d’oiseaux aux chants desquels se mêlait la voix confuse de notre curé et le sourire argentin de qui tu sais…

Demain soir, je quitterai Montréal sans aucun regret. Décidément, je ne suis plus fait pour la vie des villes. Hélas ! là-bas, c’est l’incertain qui m’attend…

Bulletin du jour : — La situation s’éclaircit, la défaite est franchement acceptée. Attendons développements pour envoyer parlementaires.

5 juillet 1920

Je pars dans quelques heures par le train de quatre heures. Paul doit m’attendre à St-Hyacinthe.

J’ai conclu ce matin avec nos fournisseurs de machineries et suis complètement satisfait.

5 juillet (soirée)

Enfin me voici revenu au logis : je me sens revivre, je suis heureux. Paul m’attendait à St-Hyacinthe, et, durant tout le trajet, nous avons causé des choses de chez nous. Il parait que Mlle Andrée est tout à fait changée : elle ne rit plus, semble triste, ne s’intéresse plus à ses études de botanique, etc. Est-ce un effet de la pluie ou bien… Avec les femmes, encore une fois, on ne saurait jamais dire au juste… Si ce n’était pas à cause de la pluie…

Rencontré à ma descente du train ce bon Curé que j’ai chaleureusement félicité de l’agréable moment qu’il m’a fait passer dans la lecture de son livre. Cher Curé, il est si heureux, mais si heureux…

La mère Lambert en avait long à me raconter. Il parait qu’ici on est sur le point d’organiser des paris sur notre mariage, Mlle Andrée et moi : « La mariera-t-il ? Ne la mariera-t-il pas ? » J’ai sévèrement réprimandé cette brave femme de son commérage et lui ai bien défendu de propager de telles inepties ; mais, en mon for intérieur, je n’étais pas fâché du tout, loin de là : « Vox populi, Vox Dei ! » Et j’ai une trop bonne opinion de Mlle Andrée pour refuser d’écouter la voix de Dieu.

Bulletin du jour : — Sommes retournés à nos anciennes positions. Attendons occasion propice pour entamer les négociations. Ce soir, grand conseil de guerre : De quelle manière commencer les pourparlers. A été unanimement décidé d’envoyer un émissaire. Qui ? Le Curé ? Paul ? Jeanne ? Devons-nous faire un appel direct au Docteur Durand ? Finalement, il a été résolu de s’en tenir au hasard.

6 juillet 1920 (9 heures a. m.)

Je me suis levé avec le soleil ce matin, Paul m’attendait pour aller visiter l’usine qui a pris un tel regain d’activité depuis mon départ que j’avais peine à m’y reconnaître. Tout le village a été mobilisé, les charges de fraises nous arrivent de trois paroisses à la ronde. Paul jubilait en me montrant les belles confitures qui cuisaient dans les grands chaudrons de fonte ; les paysans sourient en apportant leurs fraises que nous leur payons en bel argent sonnant et nous annoncent une production triple pour l’an prochain ; les commères du village ont rengainé leur caquetage et travaillent avec ardeur, les unes à équeuter les fraises, les autres à la cuisson, d’autres à la préparation des récipients, tandis que leurs maris surveillent les feux, emmagasinent les confitures, déchargent les produits bruts, ou parcourent la campagne pour les aller chercher. Tout le monde travaille, tout le monde sourit, tout le monde est heureux et content, et, au contact de cette bonne humeur franche et sincère, je sens renaître ma confiance.

Ce serait le paradis terrestre que cette bonne vie active et utile si je pouvais persuader le joli minois que je viens d’apercevoir sur la route, là-bas, à bien vouloir la partager. Je sens qu’avec une telle compagne, je serais capable de belles et grandes choses… Y parviendrai-je jamais ?

6 juillet 1920 (2 heures)

Comme notre pauvre destinée tient à peu de chose et que l’Écclésiaste a raison de dire : « Vanité des vanités, tout n’est que vanité » ! On est heureux, joyeux, confiant, et puis un incident futile arrive, un coup de cravache, le saut d’un cheval qui vous envoie rouler par terre, meurtrissant vos rêves et vos espérances… Mon Dieu ! que c’est bête la vie !!!

Ce midi, à ma sortie de l’usine, je demande un cheval à Lambert.

« Corneille est malade, Monsieur, vous ne pourrez pas la monter aujourd’hui. » Corneille, c’est le nom de la vieille jument que je prends pour mes chevauchées quotidiennes.