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L’IRIS BLEU

sera moins rude maintenant que je sais que nous partageons les mêmes sentiments l’un pour l’autre ! Oui ! mais suis-je bien sincère quand je dis qu’elle m’est indifférente ?

Bulletin du jour : — Après examen sérieux nous constatons que la victoire d’hier a plutôt été un échec sérieux. L’ennemi nous a fait sortir de nos tranchées, réaliser nous-mêmes notre faiblesse, cependant qu’il consolidait ses positions.

Bulletin du soir : — Avons décidé d’opérer une retraite stratégique ; nous partons ce soir pour Montréal où nous serons retenus durant une semaine.

29 juin 1920.

Ce soir je couche à Montréal, dans mon ancienne chambre d’étudiant que cette brave Madame Emond a remise à ma disposition. Après une nuit de quasi insomnie dans une auberge de St-Hyacinthe — drôles de nous, en vieillissant, l’on devient casanier et monomane — je suis descendu ce matin à Montréal vers neuf heures. Quel bruit, grand Dieu, quel bruit ! Moi qui autrefois faisais mes délices de cette vie active et ardente, de cette course continuelle des gens, de ce trafic incessant, de ce brouhaha, je me demande aujourd’hui comment je vais pouvoir vivre cette semaine ?

Quelle existence mène cette cohue pressée que menacent mille dangers ! Vivre au milieu de ces milliers de figures inconnues, rencontrer tous ces gens qui demeureront éternellement pour nous des énigmes passagères, être terriblement solitaire et seul au milieu de cette foule sans nombre… Et dire que j’ai mené cette existence durant de longues années, que je me croyais heureux alors, que je rêvais de la continuer, de jouer des coudes, moi aussi dans cette multitude cosmopolite, et qu’alors, je souriais avec commisération sur la campagne et sa solitude mélancolique ! Que j’étais insensé ! Je réalise bien aujourd’hui que l’on est bien moins seul dans mon petit village qu’ici, au milieu de cette populeuse cité.

J’irai demain visiter les maisons qui doivent nous fournir notre matériel.

Bulletin du jour : — Retraite stratégique jugée comme faux mouvement. Loin de l’ennemi, nos forces se désagrègent.

30 juin 1920.

Longues et ennuyeuses stations chez nos fournisseurs de machinerie ; attente d’une heure avant d’être introduit auprès du gérant, un Américain froid, arrogant et quelque peu hâbleur. Je crois que j’aurai certaine difficulté à me procurer ce que je cherche, tout ce que l’on a en main est américain. Nous nous sommes laissés sans être plus avancés. Cet après-midi, nouvelle séance chez un autre marchand. Nouvelle attente d’une heure avant d’être introduit, nouvelle déception. On ne peut comprendre comment je n’adopte pas sans modification la machinerie américaine. Ces pauvres Yankees, ils sont tellement infatués d’eux-mêmes qu’ils ne peuvent concevoir que d’autres leur soient supérieurs.

Ce soir, promenade sur la rue Ste-Catherine. C’est bien comme autrefois. Jeunes gens flâneurs, fille fardées et poudrées, coudoyant les bons ouvriers encore las du travail journalier et cherchant à s’en distraire un peu, jolies femmes élégantes, etc : mais ce n’est pas une promenade qu’ils font ces pauvres gens, c’est une véritable course !  !

Fatigué moi-même, je me suis engouffré dans un théâtre de l’est. On y jouait une pièce pseudo canadienne par un acteur à nationalité vague, comme son œuvre d’ailleurs dont les caractères ethnologiques n’étaient pas fort marqués.

Comment les journaux ont-ils pu faire l’éloge d’une pareille platitude ? Les « Abrutis », tel était le nom de la pièce, est un assemblage informe d’ineptie et d’immoralité en dépit des prétentions de son auteur qui dit que le temps est venu de prêcher la vertu en étalant le vice.

Et dire que les quelques centaines de spectateurs applaudissaient à s’en fendre les mains. Et moi-même, il y a deux ans, n’aurai-je pas fait la même chose ? Que je suis changé !

J’ai fait cette constatation spécialement lorsqu’à la sortie j’ai rencontré deux anciens amis qui m’ont demandé en vain d’aller terminer la nuit avec eux au club. Autrefois, j’aurais accepté avec empressement, non que je ne me sois jamais enivré ou que j’aie joué, mais simplement pour faire comme les autres.

Rentré chez moi, je me suis endormi en songeant à mon village et aux amis et… ennemie que j’y ai laissés.

Bulletin du jour : — Positions toujours les mêmes. Avons eu ce matin des nouvelles de l’ennemi par notre fidèle Paul ; son moral est superbe.

1er juillet 1920.

Il pleut ! Oh ! un jour de pluie en ville, comme c’est triste ! Là-bas, la pluie c’est un gage d’abondantes moissons, c’est le pain qu’on pétrit, le bien-être qui s’annonce ; ici, c’est la pluie tout court, avec son ciel plus gris encore, les rues crottées, la foule qui s’en-