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L’IRIS BLEU

nisations ? Il y a cent à parier que ceux qui désertent la terre pour les villes, le faisant surtout pour se procurer plus de luxe et de confort deviendraient de très mauvais colons. Le remède, le seul remède efficace, ce serait de leur procurer chez eux ce travail qu’ils vont chercher si loin. L’industrie est en elle-même une chose admirable et notre province devra tôt ou tard vivre autant sinon plus de l’industrie que de l’agriculture, et ce en dépit de ses prétentions de province agricole. Ce qui est mauvais c’est non l’industrie, mais la centralisation de l’industrie. Sagement distribuée à travers la Province et dirigée de manière à tirer sa matière première de l’agriculture, elle en serait le complètement et le principal agent de développement. Par ailleurs, il se trouve dans chaque famille un ou plusieurs membres que les travaux des champs n’intéressent pas, alors ces pauvres êtres sont d’avance condamnés à devenir des déracinés et à aller s’engouffrer dans notre grand centre cosmopolite, écueil où vont sombrer tant de nos jeunes gens. Combien ne seraient-ils pas sauvés si nous pouvions leur procurer du travail au village natal ?

1er octobre 1916

Ma récolte est engrangée depuis quelques semaines et mes champs ont repris leur belle verdure d’automne qui semble une coquetterie de vieux beau avant les suprêmes attaques de goutte.

Tout le village est en émoi ! Les commissaires ont été sommés de faire reconstruire la vieille école et nos rentiers se font une montagne de cet événement. Pensez donc, leurs impôts vont être augmentés de quelques piastres !

17 juillet 1916

Tout chante et parfume dans nos campagnes. Je viens de faire une promenade jusqu’à ma pinière et en présence de ces géants encore si verts en dépit de leur âge, je me suis senti fier du respect qui toujours les a entourés. Qui plus que ces colosses plusieurs fois centenaires, peut nous parler des choses de jadis ? Et quand on se fait vieux, que la vie n’a plus rien à nous donner, que nos rêves de jeunesse sont réalisés ou définitivement sacrifiés, c’est dans le souvenir du passé que l’on vit, de ce passé auquel toute notre existence se rattache et dont nous serons nous-mêmes demain.

En revenant de ma promenade, je suis passé près du marais aux iris versicolores, les iris bleus comme on les appelait jadis. Voici encore une chose du passé qui commence à disparaître. Mon père nous racontait que lorsque Pierre Marin, le grand ancêtre, est venu s’établir sur la concession, il fut charmé de trouver tous les bords des cours d’eaux qui la traversaient couverts de cette belle fleur et en donna le nom au domaine qui jusqu’à mon grand-père continua à s’appeler la ferme de l’« Iris Bleu ». J’ai retracé moi-même cette tradition dans plusieurs de nos titres de propriété et notamment dans l’acte de concession par le capitaine Pierre de St-Ours à mon aïeul. La tradition voulait aussi que tant qu’il y aurait des iris sur nos terres, notre famille ne s’éteindrait pas…

15 juillet 1916

Je viens d’émonder mes rosiers, mes vieux rosiers aux fleurs rouges, roses, blanches et jaunes. J’ai été émerveillé d’y trouver tant de floraison et de parfum. Comment peut-on toujours être si jeune ? Hélas ! seuls les rosiers ont cette merveilleuse faculté de récupérer leur jeunesse perdue !…

1er juillet 1916

Je viens de terminer la classification de mes notes sur la flore de notre région. Si j’avais un peu de littérature et beaucoup plus de jeunesse je publierais ce travail ; mais allez donc écrire un livre à mon âge !

Et pourtant, comme elles sont jolies les fleurs de chez nous, non seulement celles que l’on cultive avec un soin jaloux dans nos jardins ; mais surtout les plus petites fleurs des champs et des bois ! La petite hydiotis bleue admirable dans son humilité, l’opulente bardane aux larges feuilles vertes que domine le capitule aux pétales roses, la renoncule âcre avec ses élégants boutons d’or, la bermudienne qui, dans la verdure matutinale des prés, perce ses jolis yeux bleus, le liseron des champs dont le velouté du large calice ne le cède qu’au charme de l’ancolie du Canada, une fleur bien à nous, et si gracieuse avec ses cinq pétales et sépales artistiquement groupés par le Créateur, le fraisier, la marguerite des champs, la violette, la chicorée sauvage, encore une fleur bleue que l’on trouve accrochée à sa tige rude et sauvage comme une parcelle de firmament que l’aurore y aurait oubliée, le melilot, mignonnes fleurs qui semblent être des réservoirs inépuisables de parfum, enfin, le cotonnier dont l’ombelle penchée figure une admirable pièce pyrotechnique venant d’éclater. Mais nous sommes tous un peu badauds et prêts à admirer ce qui nous est étranger cependant que nous traitons avec la plus impardonnable indifférence les merveilles qui nous sont coutumières.