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L’IRIS BLEU

terres ; mais si je fais mine de vouloir l’acheter on va m’en demander un prix fou.

Le Docteur et le Curé à qui j’ai rendu visite m’ont bien fortement mis en garde contre la cupidité des petits propriétaires du village et en particulier contre celle de ce brave Desgranges et Monsieur Durand m’a conseillé de faire faire la transaction par l’entremise de Lambert qui, à cet effet, a confié bien en secret à quelques commères, que tu le renvoyais. Demain, tout le village sera au courant et l’on ne sera pas du tout surpris de voir ce pauvre Jacques en train de se chercher un gîte.

Tu ne saurais croire, mon pauvre Yves, comme il va nous falloir finasser bien souvent avec ces gens qui nous entourent, auxquels nous voulons tant de bien, mais dont la rapacité étroite cherchera toujours à nous jeter quelques bâtons dans les roues. Le site de notre usine n’est pas encore définitivement choisi et déjà l’on commence à intriguer pour en avoir les meilleurs emplois. C’est surtout les rentiers désœuvrés qui me font peur. Ces êtres à courtes vues dont pour la plupart la nullité est patente sont les pires fauteurs de discordes ; quand j’en vois trois ou quatre réunis en conciliabule, commérant à tort et à travers, déchirant l’un, déchiquetant l’autre je me sens disposé à faire un long détour pour les éviter. C’est comme une douche d’eau froide sur mes enthousiasmes.

Pour refaire l’éducation de ces indolents dangereux, il nous faudra beaucoup de crânerie, de l’indépendance et des bons nerfs. Le Docteur, qui est un psychologiste à ses heures, me dit que c’est la plaie de nos campagnes ; mais par contre il ne tarit pas d’éloges sur la population laborieuse des concessions et m’assure qu’elle va accueillir avec enthousiasme notre projet et s’efforcer de remplir sa tâche. Dimanche dernier, hier, j’ai fait distribuer à la sortie de la messe quantité de circulaires annonçant notre projet et les demandes de renseignements sont venues en abondance.

Monsieur le Curé s’intéresse beaucoup à notre projet et m’assure que les tomates, les concombres, les fraises et les framboises viennent à profusion dans la paroisse et nous prédit une récolte considérable et les quelques paysans que j’ai rencontrés se sont engagés à se mettre immédiatement à l’œuvre pour préparer leurs plants.

Quant à la main-d’œuvre elle ne fera pas non plus défaut, malgré la mauvaise volonté bien marquée de certains rentiers ; ils sont tellement âpres au gain qu’ils finiront bien par venir nous demander de l’ouvrage, et avec un peu de diplomatie, j’espère que nous parviendrons sous peu à faire disparaître leurs travers plutôt occasionnés par l’oisiveté que naturels et en faire de parfaits ouvriers.

Lambert m’a prié de t’inviter pour ses noces d’or, célébrées le douze prochain. Je lui ai bien fait remarquer que de nombreuses et importantes occupations te retenaient à Montréal, mais il insiste.

As-tu visité les fabriques de conserves alimentaires que je t’avais indiquées ? Surtout n’oublie pas la confiserie Raymond, ses produits commencent à être en grande demande et je ne voudrais pas que les nôtres leur soient inférieurs.

Et tes études sur la toile ? Je crois que tu perds ton temps à Montréal, c’est en France à Lille, Amiens et dans quelques villes de Bretagne que tu pourrais étudier cette industrie. Pourquoi ne suis-tu pas mon conseil ? Un voyage de quelques mois en Europe serait le meilleur moyen d’étudier sur place cette industrie et aussi celle de la laine, si florissante en Écosse.

En fouillant dans les tiroirs de la bibliothèque de ton oncle, j’ai découvert hier soir deux autres cahiers-journal et je me suis permis de les lire. Ils renferment quantité de remarques précieuses dont nous tâcherons de tirer profit et aussi des données très scientifiques sur la flore du pays. C’était un vrai fouilleur que ton vieil homme d’oncle, tu verras comme il parle en connaisseur du moindre arbuste, de la plus petite fleur, du végétal le plus rare. Il est souvent question dans ce journal d’un herbier qu’il aurait collectionné avec une patience toute bénédictine ; mais en dépit de recherches réitérées, je ne l’ai pas découvert.

J’ai interrogé Lambert, il m’a répondu que de fait défunt Monsieur Marin aimait beaucoup les fleurs, qu’il passait de longues veillées à examiner de simples herbes des champs auxquelles il donnait des noms latins comme à la messe, que souvent il arrivait avec des feuilles ou des fleurs qu’il pressait entre deux planches pour les faire sécher et qu’il collait ensuite dans un gros livre ; mais il ne sait pas où il mettait ce livre…

J’ai reçu une lettre de Jeanne ce matin ; elle me dit que tu sembles être en froid avec Berthe depuis quelques jours. Est-ce que ce serait grave ? Ce ne serait pas le moyen, mon cher Yves, de la décider à te suivre dans ta thébaïde.

As-tu fait les achats de machinerie pour notre fabrique de conserves de tomates ? Si mes négociations avec le père Desgranges ne