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L’IRIS BLEU

rut peu après sans laisser d’enfants. De notre nombreuse famille, il ne restait donc au pays que celle de ton grand-père et moi. De notre beau domaine de jadis, il ne restait que la vieille maison de pierre et ses dépendances. Au village natal, il n’y avait plus que moi pour continuer la tradition, pour racheter notre vieux patrimoine passé à des mains étrangères, et c’est à cette œuvre que j’ai consacré ma vie entière. Ton grand-père mourut ne laissant que ton père pour lui succéder. À son tour, ton pauvre papa mourut à peine âgé de trente-cinq ans et quand je ne serai plus là, tu resteras le seul homme de notre famille qui puisse continuer la double tradition de notaire et de laboureur de la terre jusqu’ici ininterrompue. Ta tâche sera lourde, mon cher enfant et pourtant tu ne serais pas un Marin si tu essayais de t’y dérober.

Le domaine que je te laisse, nous l’avons à trois fois reconquis, il est bien à nous, il ne faudrait pas que les sueurs de notre aïeul Pierre Marin, qui en a abattu les premiers arbres, que les peines de mon père qui l’a racheté des mains étrangères, que mes propres sacrifices à moi qui l’ai reconstitué parcelles par parcelles, aient été inutiles ! »

Puis, suivait l’historique de chaque coin de ces champs, par qui ils avaient été défrichés, qui les avait le premier ensemencés, telle pièce de friche avait été déboisée par l’arrière grand-père, une troisième par le père, où la première maison avait été érigée quand Pierre Marin, le notaire royal, incapable de nourrir sa nombreuse famille des revenus de sa profession avait demandé à la terre son pain quotidien, chaque lopin de terre avait son histoire, chaque orme laissé au milieu des terres cultivées l’y avait été avec intention, chaque arbre du bosquet, en avant de la maison, avait son anecdote, le moindre petit pont jeté sur un ruisseau rappelait un souvenir.

Puis venait l’histoire de la vie du pauvre vieillard, son désespoir de voir ses frères, l’un après l’autre, déserter la terre, s’exiler dans les villes, y perdre bientôt non seulement les Traditions familiales, mais aussi le sentiment national, le regain de confiance qui lui était revenu au contact du père de notre héros, homme de haute intelligence, travailleur acharné, chez qui le respect des traditions semblait presqu’une religion.

Puis cette dernière espérance lui était échappée, le notaire Paul Marin était mort dans la force de l’âge ne laissant qu’un seul fils, Yves, à cette époque, âgé de treize ans. Toutes ses espérances s’étaient alors portées sur lui, le pauvre collégien, ce faible enfant qui avait perdu sa mère à l’âge de dix ans et qui venait de perdre son père… Malgré une apparente indifférence, il s’était toujours intéressé à lui, il avait attendu avec anxiété sa sortie du collège. Tiendrait-il la promesse faite à son père mourant, continuerait-il la tradition familiale ? En apprenant qu’Yves avait commencé ses études de loi, le vieillard avait senti ses espérances augmenter, s’il avait compris la grandeur du vœu suprême fait à son père, résisterait-il à la prière qu’il lui adresserait un jour ?

Puis les journaux lui apprirent que la guerre était déclarée en Europe et que le Canada envoyait un détachement au secours de la mère-patrie. L’effarement du brave homme fut grand, si son neveu allait s’embarquer dans cette aventure ? Quelques jours plus tard, c’était le 17 octobre 1914, il avait bien vive à sa mémoire cette date fatale, une lettre vint achever sa consternation, Yves venait de s’enrôler dans le 22ième. S’il allait être tué !!! Et pour quoi ? pour qui ? la France, l’Angleterre, peut-être le Canada ? Allons donc, ils étaient cyniques ces hâbleurs !… Le Canada ! la défense du Canada, elle était ici, dans la continuation de nos traditions, dans le développement de notre pays, de ses industries, dans l’industrialisation de notre agriculture, dans l’exploitation de nos ressources naturelles.

Mais le Rubicon était traversé, il n’y avait plus à y revenir, et le vieux cultivateur, fidèle à son système, finit par se complaire à trouver chez son neveu les traditions de vaillance dont ses pères avaient jadis donné l’exemple, alors que, suivant l’expression de Charlevoix, les habitants de Nouvelle-France cultivaient leurs terres les armes à la main.

Lorsque le régiment s’embarqua à Amherst, en mai 1915, il avait tenu à être présent pour donner à son neveu une dernière preuve de son admiration. « Va mon enfant, conduis-toi en vrai Marin, et si notre famille doit s’éteindre avec toi, sa fin sera une apothéose. »

Mais revenu chez lui, comme il avait tremblé durant ces deux ans qu’Yves avait passés sur les lignes de feu. Et puis, un matin qu’on lui avait apporté un télégramme du ministère de la Milice, comme il avait hésité avant d’ouvrir l’enveloppe. En apprenant que son neveu, assez sérieusement blessé à la prise de Paschendoele, revenait au pays, il avait oublié les douleurs que le jeune homme devait souffrir de ses blessures pour ne penser qu’à la joie du retour.

« Quand je ne serai plus, mon cher enfant.