Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/9

Cette page a été validée par deux contributeurs.
7
L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

idéal que j’aurais retrouvé chaque soir à mon foyer, avec qui j’aurais chevauché dans la vie, seuls, heureux d’être seuls, jamais rassasiés de notre mutuelle compagnie, en communion constante d’âme, de cœur, de sentiments et d’esprit… Tu le vois, c’était un être chimérique…

— Et c’est tant mieux, mon pauvre vieux, car vous vous seriez bien vite sentis las de votre éternelle communion… Allons, mes clientes doivent se pâmer. Bonsoir ! Va te replonger quelques jours dans la vie familiale, cette communion à la vie des tiens vaut mieux que celle de tes rêves. Et surtout, n’oublie pas que, bon gré mal gré, tu es mon client, j’ai le droit d’être tenu au courant. Tu m’écriras.

— Je te promets d’écrire à l’ami…

— Tu as tort, je t’assure que tu as autant besoin du médecin.


CHAPITRE II

PIERRE NORMAND.


L’Angelus carillonnait joyeusement aux clochers des deux églises mascoutaines et, pour faire chorus à cet appel à la prière, les quelque vingt sifflets d’usines firent entendre leurs cris perçants.

— Déjà midi ! constata Pierre Normand, le riche minotier, en s’arrachant comme à regret à son absorbant travail.

Dans l’usine, il se fit un remue-ménage indescriptible et, de toute part, une poussée vers les portes de sortie. La moitié de la tâche quotidienne était accomplie et tous ces gens, gais, souriants et joyeux avaient hâte de se retrouver, pour quelques instants, au milieux des leurs, devant un bon repas fumant.

Debout à la fenêtre de son bureau, l’industriel regardait, avec son sourire bienveillant habituel, la joyeuse cohue, répondant aux saluts que chacun se faisait un devoir de lui adresser.

Quand tout son monde fut sorti, il prit son chapeau et sa canne et, suivant une autre de ses habitudes, il entra dans l’usine même pour constater, de l’œil du maître, si tout était bien en ordre.

L’usine était maintenant déserte, la machinerie s’était tue et le repos complet succédant à cette activité intense avait quelque chose d’émotionnant.

L’industriel fit le tour de l’usine, son regard embrassant avec une légitime fierté ces masses inertes qui reprendraient leur vie turbulente au moindre signe de sa main.

— Bonjour, Pierre, toujours en amour avec ton moulin ?

— Père Larue, il ne faut pas sourire à mon innocente manie. Je sais bien que sous votre garde, le moulin est en sûreté et cependant, je ne saurais quitter l’usine sans avoir constaté par moi-même que tout est bien en ordre.

— Comme je te comprends, mon petit ! Quand on a vécu cinquante ans de sa vie, comme je l’ai fait, au service d’une industrie, on comprend facilement l’affectueuse tendresse que lui portent ceux qui y ont identifié leur vie.

— C’est vrai, père Larue, vous allez célébrer cette année vos noces d’or avec le moulin…

— C’est un mariage comme un autre. Quand ton grand-père me prit pour garçon meunier, j’étais bien loin de soupçonner que toute ma vie s’écoulerait autour de ces meules et surtout, comme j’aurais ri au nez de celui qui m’aurait prédit que le petit moulin à eau d’autrefois deviendrait l’entreprise gigantesque qu’il est aujourd’hui… Te souviens-tu, quand tu étais petit et que tu venais jouer ici ?

— Vous me preniez près de vous et je ne riais jamais autant que lorsqu’un nuage de farine nous rendait tout blancs.

— Plus tard, c’est moi qui t’ai initié au métier. Petit boingre, tu en avais de la vocation ! En moins de deux ans, tu étais meilleur meunier que moi !

— C’est vous qui avez dirigé mes premiers pas. Plus tard, quand la concurrence s’annonçait désastreuse, c’est vous qui avez bien souvent remonté mon courage défaillant.

— C’est la vie, mon garçon, c’est la vie. Chacun son tour, on soutient les jeunes qui commencent et plus tard, ce sont eux qui nous soutiennent sur nos vieux jours. Bonjour, Pierre, sois sans crainte, tant que je serai là, le moulin sera bien gardé.

Pierre Normand pressa avec effusion la main cailleuse de son vieil employé et sortit

Il prit la rue Saint-Hyacinthe, puis celle des Cascades, enfila la rue Saint Dominique et enfin, tourna rue Girouard où se trouvait sa demeure.

Ceux qui ont visité Saint-Hyacinthe ont gardé de la rue Girouard un gracieux souvenir. La ville entière est remarquable par son éclatante propreté, ses maisons coquettes, la profusion de verdure qui la décore ; mais, rue Girouard, c’est une véritable féerie. De beaux grands arbres en font un immense dôme feuillu, aux pieds duquel s’échelonnent une série de gracieuses villas agrémentées de parterre aux fleurs les plus variées. La rue domine l’Yamaska et la joyeuse chanson des eaux frappant la digue vient encore ajouter à l’immatérialisation des rêves du promeneur.

Pierre Normand avançait sans hâte sous le dôme ombreux. Cette promenade à pieds, de la maison à l’usine et de l’usine à la maison, faisait partie des innocentes manies de l’industriel. Encore était-il souvent dérangé dans sa rêverie par les salutations des passants auxquelles il se faisait un devoir de toujours répondre.

Le grand minotier mascoutain était, à un degré éminent, le fils de ses œuvres, le « self made man » des américains. Parti du bas de l’échelle, il avait gravi lentement et au prix d’un travail de bénédictin, tous les degrés de la fortune. Orphelin à vingt cinq ans, il s’était trouvé à la tête du vieux moulin à grain qu’avaient exploité avant lui son père, son grand père et son aïeul. Avec une instruction plus que sommaire, il avait réussi à faire de l’entreprise qui avait avec peine nourri trois générations des siens, une industrie gigantesque.