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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

lutaire influence qu’auprès des quelques centaines d’ouvriers qui se sont groupés autour de l’œuvre merveilleuse accomplie par celui à qui tu dois la vie et qui a droit, en échange, de te demander de continuer après lui la tradition de vie honnête, d’intégrité et de constant labeur qui constituent le patrimoine de ta famille ? Pourquoi irais tu gaspiller inutilement tes énergies et tes talents à des besognes stériles quand tu as ici un devoir impérieux qui te réclames ?

— Sais-tu, ma petite Alberte, que tu parles comme le Père Eugène…

— C’est que tous deux, nous t’aimons bien mon petit mari…

— Et tu aimes bien Saint-Hyacinthe aussi, n’est-ce pas ?

— C’est plus fort que moi, je ne puis séparer ces deux sentiments : Le bonheur que tu m’as donné et la reconnaissance envers ma bonne ville où j’ai connu ce bonheur.

— Eh bien ! je te promets d’y réfléchir sérieusement.

— Vraiment ? Que tu es bon.

Il y songeait d’ailleurs déjà et bien sérieusement. La vie de la grande ville avait vu sombrer l’une après l’autre toutes ses illusions, elle avait annihilé chacun de ses efforts, par contre sa ville natale lui avait procuré tout le bonheur de sa vie. Il se sentait intimement convaincu de la rigueur du devoir qui s’imposait à sa conscience et d’ailleurs, il en sentait le charme ; mais le leurre de la vie mouvementée de la grande ville avec ses batailles continuelles, en face d’un public nombreux opérait encore : le cabotin n’était pas encore mort en lui !

Une lettre de son ami Durand, arrivée durant la semaine qui suivit, vint achever de jeter le trouble en son âme. La lettre disait :


« Bien cher ami :

Ma lettre ne précède que de deux jours une délégation de quelques imbéciles de notre quartier qui ont songé à mettre ton nom de l’avant comme candidat oppositionniste dans notre division pour la prochaine élection provinciale. Je t’avoue franchement que, lorsqu’on s’est présenté à moi pour me demander d’user de mon influence auprès de toi afin de te faire accepter la candidature, j’ai été plutôt mal impressionné de la démarche que l’on tentait et du rôle ridicule que l’on m’assignait. Car enfin, pourquoi entrerais-tu dans cette galère ? Après un an d’efforts loyaux, tu en es venu à la conclusion, me semble-t-il, que le meilleur apostolat qu’un homme puisse tenter d’accomplir ici bas, c’est de vivre paisiblement sa vie dans le domaine que la Providence lui a assigné. Depuis trois mois que tu es à Saint-Hyacinthe, tu ne sembles pas très anxieux de revenir reprendre ta place au milieu des champions plus ou moins sincères, souvent ridicules, d’une cause dont ils se font souvent eux-même et à leur insu, les pires adversaires en vertu de cet axiome de droit criminel qui dit qu’un mauvais plaidoyer perd plus sûrement une cause que deux bons réquisitoires. Lors de ma dernière visite chez toi, il y a quinze jours, j’ai remarqué sur ta figure et sur celles des tiens un tel rayonnement de joie et de bonheur que je me demande pourquoi tu irais risquer cette certitude sereine pour un piteux aléa…

En somme, c’est à toi de décider, quant à moi, j’avais promis à la délégation de l’annoncer et j’ai accompli cette tâche.

Si tu décides d’accepter de te porter candidat au nom des ouvriers à cette élection, je te promets mon plus ferme concours et celui de tous mes amis. Somme toute, tu seras certainement élu, il n’y a pas d’erreur là-dessus, tu seras élu haut la main, tu feras un piètre député ; mieux intentionné que certains autres, peut-être ; mais que l’isolement réduira à une pitoyable impuissance et au bout de quelques mois, tu regretteras la douce quiétude de la vie que tu viens de vivre auprès des tiens.

Bien à toi,
Louis.


En hâte, Étienne alla communiquer cette lettre à Alberte.

— Et que vas-tu décider ? s’enquit la jeune femme dont la figure émaciée se couvrit d’inquiétude.

— Que veux-tu que je décide ? Si mes concitoyens me réclament, ne dois-je pas répondre à leur appel, je ne puis me dérober devant le devoir…

— Mais enfin, est-ce bien là que se trouve le devoir ?

— En douterais-tu ?

— Qu’y a-t-il donc ? demanda le minotier qui rentrait et avait entendu les dernières phrases de la conversation.

— Les ouvriers de mon quartier me prient d’être leurs candidats lors de la prochaine élection.

— Et tu acceptes ?

— Pourrais-je refuser ?

— Et pourquoi pas ? Qu’iras-tu faire au parlement ? Crois-en mon expérience, mon cher enfant, ne va pas compliquer inutilement ta vie. Plus que jamais tu as besoin de calme et de travail effectif, le temps des rêves est passé, l’âge des enthousiasmes stériles n’est plus, tu t’es créé un foyer, celle qui le partage à le droit d’exiger que tu ne t’en extériorises pas continuellement pour courir après la réalisation illusoire de projets généreux dans leur conception, très nobles et grands dans leur fin, mais qui ne sont en somme que leurre et déception. La meilleure charité commence par soi-même, dit le vieux proverbe et comme la société et la patrie se composent d’une série de foyers, c’est dans le foyer que l’action de chacun doit tout d’abord s’exercer. Tu as le bonheur d’avoir une femme bonne et dévouée toujours prête à se sacrifier pour toi, bientôt un enfant viendra encore ajouter au charme de ton chez-toi, tu as à ta portée un champ d’influence illimité où déployer tes activités, pourquoi irais-tu risquer cette somme de bonheurs ? Que tu sois député et après ? Que pourras-tu ? Ministériel, tu seras une unité ajoutée à l’écrasante majorité. Franchement oppositionniste, tu assisteras impuissant à la comédie parlementaire. Indépendant, tu seras bien vite écœuré de la lassante solitude qui rapidement