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L’ASSOCIEE SILENCIEUSE

— Comment ? encore une victime à ma rage ! Mais il est la victime de sa propre nullité et de sa suffisance, ce mulet stérile qui se mêle de vouloir engendrer ! De la première ligne à la dernière, c’est d’une abominable platitude, c’est lieux communs, usé, déjà vu, cliché… Veux-tu du feu ?

— Merci.

— Que fais-tu donc, depuis un siècle que je ne t’ai vu ?

— C’est que tu n’as pas bien regardé ! Encore hier, j’étais au nombre de tes auditeurs, à la Salle Saint-Sulpice.

— Vraiment ? Pourquoi n’es-tu pas venu me trouver ?

— Tu étais tellement entouré…

— En ai-je joué un vilain tour à ce groupe de geais se parant des plumes du paon et s’intitulant « Société des Auteurs Canadiens Français » ? Aller soutenir au cours d’une conférence donnée sous leurs auspices que la littérature canadienne française n’existe pas !

— Je t’avoue que si j’avais été le Président.

— Tu aurais relevé le gant… Mais ne crains pas, mon vieux, ces béliers bêlants n’ont de cornes que pour enfoncer des portes ouvertes… Avec son habitude de courbettes et d’aplatissement, il a encaissé en souriant les dures vérités que je leur ai bombardées et a même trouvé des paroles de louanges pour ma sincérité et mon courage… Je n’ai jamais si bien senti ma force, l’âpreté de la joie du triomphe qu’hier soir, devant cette bande de chiens couchants courbés sous mon bâton.

— Je n’ai pas de félicitation à t’adresser, tu as fait là une sale action.

— Tiens ! tiens, c’est vrai, j’oubliais que tu es un fervent admirateur de nos mules littéraires et que, par ordre chronologique depuis la « Fille du Brigand » jusqu’à « L’Homme Tombé », ta bibliothèque contient tout le pipi et le crottin littéraire sorti de leurs cerveaux. Et avec cet horrible bagage sous ton toit, tu n’es pas encore allé rejoindre tes patients ? Eh bien ! tu peux te vanter d’en avoir une santé, mon vieux !

— Pose tant que tu voudras au bel esprit, mon pauvre Étienne, n’empêche que ta plaisanterie d’hier soir était d’un goût plus que douteux.

— Je comprends, tu aurais voulu me voir me confondre en louanges devant la phalange d’eunuques qui m’entourait, proclamer champagne la boisson uriquée dont ils remplissent leurs coupes, sublimes envolées leurs sauts de crapauds, déclarer génie Monsieur X, parce qu’il avait attelé la « Grise » au tombereau odoriférant, après que Monsieur Y l’eût fait vendre au marchand de guénilles ! À vous en croire, il faudrait s’agenouiller pieusement, comme un chinois devant le nombril de Boudha, au spectacle d’un coq arquant ses argots au sommet d’un tas de fumier… Allons, fiche-moi la paix, il y a assez longtemps qu’elle dure la vieille rengaine. Si notre culture, produit mulâtre du vieil esprit français, du positivisme anglais et du matérialisme américain, doit nous condamner à une éternelle stérilité, prenons en notre parti, attelons nous résolument à la besogne terre à terre, comme la mule passive, n’ayons pas de ces ridicules fringances sans lendemain.

— Où prends-tu que notre culture…

— Notre culture, c’est un monstre informe…

— Ainsi tu t’obstines à nier tout mérite aux œuvres de chez nous ?

— Et toi tu t’obstines à vouloir admirer cette pléiade de farceurs qui usurpent le titre de littérateurs ! Où trouves tu une œuvre ayant un caractère personnel ? Nos gens ne peuvent penser et sentir par eux-mêmes et les pseudo critiques l’ont si bien réalisé qu’instinctivement, à l’apparition de chaque nouvelle œuvre, ils cherchent parmi les auteurs français modernes ou anciens avec lequel elle est apparentée. Or, chose plus extraordinaire encore, ils finissent toujours par trouver le tableau originaire que l’on nous a servi en chromo…

— Notre littérature est encore jeune, elle ne fait que balbutier…

— Elle ne balbutie pas, elle singe…

— Mais enfin, pourquoi condamner à priori, ne pas reconnaître avec conscience, le mérite où il se trouve ?

— Je m’écarquille en vain les yeux et ne l’aperçois pas ce mérite dont tu parles. Longtemps on s’est ébahi devant les croassements sans nom de nos corbeaux littéraires, les bêlements de nos pseudo romanciers ; cette bêtise continuerait peut-être encore si je ne m’étais pas levé le premier, pour tout balayer sous ma plume vengeresse…

— Tu peux te vanter de ton œuvre… Dans notre humble jardin littéraire, nous avions quelques jolies fleurs, un peu sauvages, de simples fleurs des champs ; mais enfin elles avaient leurs charmes et leurs doux parfums. Il y avait aussi des boutons verdoyants, pleins de sève, de vie, de désir d’éclosion, avec ton scepticisme destructeur, ta rage de démolition, tu as écrasé impitoyablement fleurettes et boutons. Ton œuvre de destruction terminée, tu as promené sur le jardin désolé ton regard froid et cruel… Oui, tu peux être fier de ton œuvre !…

— Que de grands mots. Crois m’en, notre supposé bagage littéraire ne vaut pas l’ardeur que tu déploies à le défendre.

— Je suis médecin et non critique ; mais ce que je ne puis m’empêcher de constater avec chagrin, c’est qu’en condamnant à priori toute production indigène, tu fais œuvre néfaste…

— Il n’y a pas grand mal à condamner en bloc ce qui est nul et sans valeur…

— Il y a toujours danger à rebuter l’effort loyalement accompli…

— Fringances d’eunuques !…

— Effort tout de même !… et, chez nous, l’effort intellectuel est si rare qu’il mérite d’être encouragé. Il est une chose que je n’ai jamais pu comprendre : Comment se fait-il que nos journaux, même ceux qui se piquent le plus de patriotisme et d’apostolat national, consacrent de longues pages à célébrer l’effort animal, la force musculaire : Boxe, lutte, balle aux champs, gouret etc, et qu’ils font l’odieuse conspiration du silence et condamnent à l’oubli l’effort ingrat du pauvre hère qui se sera renfermé