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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

nos professeurs appelaient avec un grand geste apeuré « la mer tourmentée du monde », la vie de batailles et de combats où tous doivent se frayer un chemin en donnant des coudes. Au bout de cinq ans, j’étais médecin et le succès me souriait, on commençait à prononcer mon nom avec une pointe de respect. De son côté, Étienne était un journaliste inconnu. Au bout de dix ans, j’étais presque célèbre et lui continuait à se fourvoyer. Il avait bien une certaine renommée, on citait ses jugements comme autorité en littérature ; mais, moi qui avais connu les merveilleuses qualités de mon ami, qui comprenais ce qu’il était en mesure de donner et qui jugeais froidement ce qu’il avait produit, moi qui voyais l’évolution qui lentement s’opérait en lui, je n’étais pas sa dupe. Il prenait le monde en grippe, il devenait taciturne, rageur, il offrait tous les symptômes d’un commencement de débilité morale et intellectuelle… « Enfin, ça y est, me disais-je en moi-même, j’ai ma revanche Tu te croyais un phénix, mon vieux, tu ne seras qu’un raté… »

— Tu m’as même offert les services de ta science assez problématique.

— Au lieu de les accepter, tu es parti pour Saint-Hyacinthe… Trois jours après, Madame, je reçois de lui une lettre où je retrouve mon ami ardent et enthousiaste d’autrefois, un être rénové, ressuscité… Il est vrai qu’il était question dans cette lettre d’une certaine jeune fille… Je veux hésiter à croire au prodige. — Les médecins, entre nous, croient difficilement au miracle. — Enfin, un certain matin de septembre, je le vis à votre bras… et cette fois, j’ai compris que tout doute était absurde. Encore une fois, j’avais été roulé… Ses regards remplis de félicité me disaient qu’il était redevenu l’Étienne des jours de collège, le gâté du sort, la solide intelligence capable de belles et de grandes choses et possédant cette fois le viatique contre toute faiblesse, tout découragement et toute lâcheté.

— Tu te rappelles ton absurde théorie sur l’amour…

— Et pourquoi pas ? Je n’ai pas à en rougir, puisqu’elle est de tous points scientifique. Ce qu’il y a de particulier, dans ton cas, c’est que l’image reflétée était douée de tant de charmes qu’elle ne pouvait et ne devait pas être extirpée…

— Et cette théorie, c’était ? s’enquit Alberte en souriant.

— Une des lubies du Docteur Ce que je puis t’affirmer, c’est que la réalisation que tu m’as donnée de l’amour vaut infiniment mieux que la conception qu’en avait cet imbécile de vieux garçon.

Dans le cours de janvier, un événement important vint modifier légèrement la vie des jeunes époux. Une position avait été offerte à Étienne au journal catholique « La Nation », position peu avantageuse au point de vue pécuniaire ; mais répondant tout à fait à ses aspirations nouvelles. Comme il était indépendant de fortune, il n’hésita pas un seul instant et accepta.

Le journalisme français, dans notre province, se répartit en trois groupes principaux : Le journalisme de parti, à la solde des maîtres qui s’en servent et où l’écrivain ne doit pas sortir sensiblement des opinions du parti dont il est à peu près l’esclave.

À côté de ce journal politique, il y a la grande presse, la presse jaune, comme on affecte de l’appeler dans certains milieux. Elle n’est en somme ni pire ni meilleure. Ce sont de magnifiques entreprises commerciales… elle a souvent des gestes du plus pur patriotisme, des mouvements admirables, elle ne s’est jamais refusée à prêter son aide à l’autel et à la patrie ; mais encore une fois, elle est avant tout une entreprise commerciale, elle n’est pas une éducatrice… Comme dans toute entreprise commerciale, elle cherche à répondre au désir de la clientèle… Comment alors s’étonner d’y voir la photo d’un saint évêque sur la même page que celle du dernier meurtrier qu’attend le bourreau ou encore, dans les suppléments du samedi, celle d’un brave curé de campagne voisinant celle d’une cabotine de cinéma trois ou quatre fois divorcée ?

Il y a enfin la presse catholique, fondée cinquante ans trop tard et obligée de conquérir ses quartiers sur terrains occupés. Rêve des autorités religieuses de notre province, elle avait reçu un commencement de réalisation qui serait probablement resté stérile sans l’intervention providentielle d’un laïque d’une érudition merveilleuse, d’une sûreté de jugement étonnante et d’une soif apostolique bien chrétienne et nationale. Autour de ce précurseur sont venus se ranger une pléiade de jeunes gens, plus ou moins sincères il est vrai, dont les travaux convergent vers le même but d’éducation nationale et catholique. Après quinze ans de vie, l’œuvre de la presse catholique a étendu ses ramifications sur la province entière, voire même en Ontario, dans l’ouest canadien français et dans la Nouvelle Angleterre. Chaque petite ville de notre province compte son journal catholique fidèlement calqué sur l’œuvre mère.

C’est au service d’un de ces journaux qu’Étienne était entré.

Ces journalistes catholiques ont formé entre eux une sorte d’association tacite, la communauté de leurs opinions et de leurs ambitions — affichées sinon toujours bien réelles — les a groupés en une élite intellectuelle et morale — élite précieuse ; mais combien exclusive et jalouse de ses droits de cité ! — et de cette association sont nées de multiples œuvres nationales, sociales et religieuses dont les influences sont intimement liées à celles du journal. C’est ainsi que « l’Action Canadienne », l’« Association des Jeunes Catholiques Canadiens Français », la « Ligue pour la Défense des Droits du Français au Canada » etc. voient à leurs têtes toujours les mêmes figures et reçoivent l’infusion de leur vie de la même source.

Entre ces trois espèces de journaux, la ligne de démarcation est profonde, l’état de guerre est continuel et bien habile est celui qui peut à la fois ménager la chèvre et le chou.

L’entrée d’Étienne au journal catholique avait été considérée par les têtes dirigeantes du mouvement comme une double victoire :