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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

je sais aussi ce qu’il en coûte à un cœur sincère de se reprendre. Une fois dans ma vie j’ai éprouvé ce même sentiment. J’avais vingt ans comme toi, j’étais sur le point de me fiancer avec… Bah ! qu’importe le nom, tu ne le connais pas d’ailleurs. C’était trois ans après la mort de notre chère maman. Nous nous connaissions depuis l’enfance, nous nous voyions souvent et un soir ce jeune homme vint demander ma main à papa. Notre père n’osait refuser et moi-même, j’étais sur le point de dire le oui fatal quand Ovila, qui n’avait que six ans, m’appela de sa chambre où je l’avais couché immédiatement après souper. Je montai auprès de lui, il me passa ses bras autour du cou et se blottit sur moi. De ta chambre, tu m’avais entendue monter et tu vins à ton tour de blottir tout près de moi. Devant le spectacle de vos deux enfances que mon mariage allait une seconde fois spolier des soins d’une mère, j’ai compris que le devoir me commandait d’immoler mon cœur. Je refusai.

— Tu as fait cela pour moi !

— Je ne veux pas me faire plus héroïque que de raison. Je t’avoue que j’ai pleuré toute cette nuit là. Le lendemain, je suis allée m’agenouiller sur la fosse de notre mère, lui demander la force de faire taire mon cœur pour ne plus écouter que la voix austère du devoir…

Si je te confie ce sacrifice qui fut peut-être le plus grand de ma vie, ce n’est pas pour poser à l’héroïne ; mais c’est pour te démontrer que dans notre pauvre vie d’ouvrière, il faut s’en remettre entièrement en la miséricordieuse providence de Dieu, et n’attendre que d’elle la somme de bonheur qui sera notre lot. Laissés à notre appétit et à notre imagination, nos désirs seraient trop ambitieux pour être réalisables.

— Je ne veux plus te quitter.

— Et tu aurais tort, ma chérie. Aujourd’hui, les graves devoirs qui m’interdisaient de me marier n’existent pas pour toi, tu es libre, tu es jeune et si un homme que tu aimerais venait te demander de lui consacrer ta vie, ce serait avec cette joie mêlée de crainte et de tristesse qu’éprouvent alors toutes les mères, que je te verrais partir. Mais le rêve sur lequel tu pleures aujourd’hui était trop beau pour devenir jamais une réalité. Monsieur Normand est d’une classe où l’on prend plaisir à fréquenter une ouvrière dont on admire la grâce, la beauté et l’esprit ; mais où jamais l’on ne se hasarde à en faire sa femme.

— Et cependant, je sens qu’il m’aime.

— Et comment pourrait il en être autrement ? N’es-tu pas en tout digne de lui ? Mais alors, si de mesquins préjugés l’empêchent de laisser libre cours à son cœur, ne le regrette pas trop, car il ne méritait pas de posséder jamais pour femme l’être bon, tendre et affectueux que tu es. Il ne faut plus songer à lui autrement que comme à un ami charmant que l’on rencontre au hasard d’un voyage et dont le souvenir reste souriant et joli, un coin ensoleillé dans notre vie humble et obscur. Nous sommes, après tout, de petite violettes des prés et des bois qu’il serait malhabile de vouloir transplanter en d’opulents parterres.

— Tu es sage, toi et si courageuse !

— Tu le fus jusqu’à ce jour et tu le redeviendras. Allons, sèche bien vite tes chers yeux, regarde moi, il me faut te voir sourire, autrement je ne me pardonnerais jamais d’avoir si mal veillé sur toi…

— Je te promets d’être courageuse.

— Oui, oui ! je le sais, ce ne sera qu’un orage dans ta vie, cela passera et bien vite encore. Bientôt, quand resplendira de nouveau le soleil, tu souriras d’avoir pleuré.

Câlinement, avec toute la tendre sollicitude d’une mère, la grande sœur essuya les dernières larmes, chaudes encore, fit refleurir le sourire sur ces lèvres vibrantes ; mais lorsque le repas terminé, les menus travaux de ménage complétés, Alberte se retira dans sa chambre, Alice, qui, quelques instants plus tard était venue border son lit et lui donner le baiser du soir, sentit la froide amertume d’une larme sur la joue de sa petite sœur chérie.

CHAPITRE XV

LE FEU QUI PÉTILLE.


La demie de midi venait de sonner et avec son habituelle ponctualité, la famille Normand était attablée.

— Suis-je en retard ?

C’était Étienne qui, tout joyeux, venait de faire son entrée dans la salle à manger.

— Si je me suis fait attendre, il faut vous en prendre à cette tortue de locomotive qui oubliait que chez nous, on dine à midi vingt précis.

— Étienne ! s’exclamèrent avec joie les trois occupants de la table.

— Viens vite t’assoir, mon cher enfant, reprit Madame Normand, et toi, Ghislaine, sonne Victoire, qu’elle apporte un quatrième couvert.

— Tes affaires sont donc terminées ? s’informa avec un grand sérieux, la jeune fille, pendant qu’on disposait le couvert de son frère.

— Pas tout à fait, sœurette ; mais avant de procéder plus avant, j’avais besoin des conseils de papa et de maman.

— Hum ! c’est grave… et mon avis à moi, on ne me le demande pas ? Tu comptes donc ma sagesse comme quantité négligeable ?

— Loin de moi cette atroce pensée et cependant, je dois t’avouer que dans les circonstances, c’est aux conseils de papa et de maman seuls que je dois recourir. Ainsi donc, quand le repas sera terminé, je te prierai bien poliment d’aller faire un tour dans le parc…

— Oui, comme la petite oie blanche de la comédie : « Blanche, regarde par la fenêtre… Blanche, va admirer les fleurs de la serre ! » Pourquoi ne pas me recommander aussi de ne pas écouter aux portes ?

— Peut-être serait-il plus sage de le faire… depuis notre grand’mère Ève, je me défie de la discrétion souvent douteuse de celles de votre sexe.

— Tiens, moi je parie qu’il y a une Ève dans ton secret ?…