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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

longtemps, qui avait paralysé chez lui tous sentiments généreux, tout mouvement du cœur, cette grande plaie dont il se croyait à jamais guéri.

Partagé entre son amour et ses hésitations, il était venu s’asseoir près de la table à ouvrage de sa mère.

— À quoi songes-tu donc si profondément ? demanda Madame Normand que la figure préoccupée de son fils avait alarmée.

— Maman !…

— Tiens, je le sens, mon grand, tu as des chagrins, des contrariétés ; viens tout près de moi, me raconter tes peines…

— Que vous êtes bonne, ma chère maman et que votre douce affection m’est précieuses, surtout en des moments comme celui-ci… où…

— Ne bafouille pas, mon pauvre Étienne ! Et d’ailleurs, qu’aurais-tu à m’apprendre ? Crois-tu que l’œil d’une mère ne voit pas tout ? Et puis, à défaut de ses yeux, son cœur sait lui révéler tout ce qui touche au bonheur de ses enfants. Comme je te l’avais prédit, tu as suivi la voie commune, n’est-ce pas ? Une jeune fille est entrée dans ta vie, qui l’a changée, a fait vibrer ton cœur, a régénéré ton âme… n’est ce pas cela ?

— Ma bonne maman !

— C’est de ton âge et nous t’aimons trop pour nous opposer à ton bonheur. Te connaissant comme je te connais, je suis sans crainte, je sais que celle que tu as choisie mérite que je lui donne le doux nom de fille et que je la reçoive dans mes bras, tendrement enlacée entre toi et ta sœur. Et peut-on savoir le nom de cette fortunée fille d’Ève que tu as choisie entre toutes pour partager ta vie ?

— Comment, vous n’avez pas deviné ?

— Comment veux-tu que j’aie pu le faire ?

— Alors, comment saviez vous mes sentiments ?

— Quand un garçon de ton âge nous arrive un jour, désarçonné, las, dégoûté de la vie qu’après une couple de jours on le retrouve gai, regaillardi, rajeuni moralement, plein d’ardeur et d’enthousiasme, de joie de vivre, il n’est pas besoin d’être grand devin pour comprendre qu’une affection nouvelle a opéré ce miracle. Les mères, tout aveugles et confiantes qu’elles soient, ne le sont point à ce degré de croire que c’est leur compagnie monotone qui puisse opérer de tels prodiges. Mon cher Étienne, ton exubérance de ces derniers jours criait le bonheur de l’amour !

— Et moi qui croyais mon secret si bien gardé !…

— Te souviens-tu, quand tu étais petit, je te disais ; « Le petit doigt de maman sait tout ! » Avec les âges, il n’a pas perdu de sa merveilleuse perspicacité.

— Eh bien ! petit doigt de maman, dis le nom de celle que j’aime ?

— Tu lui en demandes trop. Allons, dis-moi bien vite qui sera ma belle-fille ?

— Mademoiselle Dumont…

— Oui ? Alice, la secrétaire de ton père ?

— Non, sa jeune sœur, Alberte…

— Alberte ! Alberte Dumont épouser mon fils !

— Me désapprouvez-vous ?

— Si je…

— N’est-elle pas en tout digne de devenir votre fille ?

— Alberte !…

— Maman ! Est-ce que ma confidence vous a déplu ?

— Non, mon cher Étienne, loin de là, Alberte est en tout digne de ton amour. C’est une brave et bonne fille que j’estime beaucoup… beaucoup, pardonne moi, je m’attendais si peu à entendre son nom… c’est si soudain, si imprévu… Laisse-moi m’habituer à cette idée. Comment imaginer aussi qu’au milieu d’une société comme la nôtre, où foisonnent les jeunes filles instruites, brillantes, distinguées…

— Mademoiselle Alberte est la distinction même, maman…

— Oui, je sais, elle est mieux que le milieu où elle vit ; mais encore, quand il y a tant de jeunes filles de familles riches, bien placées dans notre société, comment as-tu pu jeter les yeux sur une simple employée de ton père ?

— C’est que chez elle, j’ai trouvé la beauté sans pastiche, la bonté naturelle, le charme véritable, la vérité et la jeunesse en un mot !…

— Tu as peut-être raison… Avec nos sots égoïsmes de mères, nous faisons pour nos enfants des rêves si beaux que quelquefois, la réalité nous effraie et nous consterne… Elle est si souvent différente des châteaux en Espagne que nous avions bâtis en nos cœurs cette brutale réalité…

— Mais enfin…

— La mère qui a veillé sur le berceau de son enfant, a tremblé à chacune de ses maladies, a immolé journellement sa vie pour assurer le bonheur du petit être qu’elle a mis au monde doit sans hésiter sacrifier ses rêves égoïstes devant les désirs de cet enfant devenu homme quand ces désirs doivent le conduire à la félicité ; mais comme il était de son devoir jadis de veiller sur ses premiers pas, de sacrifier son repos et ses plaisirs pour l’être adoré, il est encore de son devoir de bien examiner avec lui aujourd’hui si la voie dans laquelle il veut s’engager est celle qui le mènera au bonheur. Tu ne vis que par l’intelligence, mon fils, tu es un homme d’études, de labeurs abstraits, il ne faut pas te laisser entraîner trop rapidement par un mouvement de sensibilité…

— Mais puisque j’ai retrouvé mon cœur, puisque j’ai compris le grand sens de la vie, cette vie qui est aride si l’amour ne vient pas l’égayer… en briser la monotonie triste et délétère !

— Cela durera tant que ton enthousiasme aura le dessus sur ta vie, tant que la flambée radieuse qui accompagne l’amour naissant jettera sa lumière fugitive ; mais après, quand la vie régulière te reprendra, que tes études te solliciteront, ne regretteras-tu pas de ne pas avoir choisi pour compagne une femme dont l’intelligence serait meublée de connaissance sinon égales, du moins en proportion avec celle de ta propre intelligence ?