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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

sieur Normand qu’il espérait que ce petit voyage, outre le plaisir intime qu’il lui procurerait, aurait sur son fils une influence salutaire.

La ferme ancestrale était pour lui une sorte de Mecque où il allait bien souvent puiser la force et le courage aux sources vives de la vie des siens.

La jeunesse aime le brillant, l’éclat, le plaisir et le bruit ; mais quand l’homme a atteint l’âge mur, qu’il épuise lentement ses énergies et ses forces aux combats de chaque jour, c’est dans le souvenir du passé qu’il demande la volonté de ne pas faillir, le courage nécessaire pour faire face aux luttes nouvelles.

Pierre Normand était descendant de l’une de ces très humbles familles de pionniers dont l’histoire discrète et cachée est une longue et admirable épopée. Il y avait deux cents ans bientôt que le premier de sa lignée, apôtre de la civilisation, était venu s’établir en pleine forêt, dédaignant les centres alors un peu déboisés, pour s’enfoncer toujours plus avant dans les bois et leur arracher leur mystère.

Cet aïeul était la souche de la famille canadienne dont s’était ramifiée toute sa lignée et l’humble ferme de Saint-Judes, l’âtre ardent d’où s’était en quelque sorte irradiée la bienfaisante influence du pionnier apôtre.

Instinctivement, le meunier avait, et dès sa plus tendre enfance, senti l’aimant qui l’attirait vers ces champs presque dénudés, il en avait su tirer une leçon salutaire et constante de force, de courage et d’énergie et en son âme religieuse de la tradition, avait alors germé le désir de les faire le plus tôt possible rentrer dans le patrimoine familial.

C’est ainsi qu’un jour, la vie de son usine paraissant bien affermie, le meunier avait acheté à prix d’or les quelques cents arpents de terre sablonneuse défrichés par ses pères et que, après une interruption de trois générations, la vieille demeure avait de nouveau abrité un Normand.

Il est vrai que trois générations des siens avaient grandi et étaient morts loin de ce berceau de sa famille, que trois quarts de siècles s’étaient écoulés depuis le jour où son aïeul, comme la samare ailée de l’érable que le vent emporte, avait déserté le village natal et était venu s’implanter au Petit Maska, alors ville naissante, espérant y trouver la fortune et y créant un nouveau foyer et un nouveau centre d’énergie ; mais le lien ancestral est si puissant qu’il conserve malgré l’éloignement toute son influence tenace et vivifiante et si quelques chaînons se détachent, le magnétisme opérant, la chaîne n’en reprend pas moins solide et intense plus loin.

Pour le brave mascoutain, le voyage à Saint-Judes, une promenade dans ces champs où se lisaient comme en un livre la vie et les labeurs des siens, une nuit de repos sous ce toit croulant où avaient dormi tant de ses aïeux, constituaient une sorte de pèlerinage dont il sortait plus ardent, plus ferme et courageux.

Et dans sa naïve confiance il se disait que si le spectacle du passé réveillait chez lui tant de souvenirs, faisait naître tant de vigueur, de vaillance et de calme sérénité, si surtout, il avait su demander aux choses d’antan la direction sure qui avait toujours orienté sa vie, comment plus son fils, cette intelligence si admirablement cultivée, ne s’en laisserait-il pas émouvoir ?

Ce qu’il n’avait pu faire ; rattacher son fils à la tradition familiale, la grande voix des aïeux, leur souvenir bien vivant à travers les temps réussiraient peut-être à l’opérer ?

Mais Étienne n’était pas un sensitif et d’ailleurs le passé lointain des siens ne le préoccupait aucunement, le présent seul l’absorbait, ce présent qu’il avait un moment cru gâché ; mais que le joli minois d’une humble petite ouvrière avait miraculeusement ensoleillé.

Le voyage fut plutôt terne pour lui en dépit de l’esprit taquin de Ghislaine et de l’affectueuse tendresse de sa mère, et s’il s’était écouté, il serait revenu en ville dès le lundi matin avec Ghislaine et son père ; mais Madame Normand avait décidé de prolonger sa visite jusqu’au mardi et force fut au jeune homme de lui tenir compagnie.

Il fit dans les bois de longues courses pour tromper son ennui, ces bois qu’il avait si souvent visités, autrefois, durant ses vacances, dont chaque arbre aurait du évoquer un souvenir ; mais son âme était trop absorbée par la radieuse vision qu’il avait un moment aperçue, à l’usine de son père, pour se laisser émouvoir par aucune chose qui lui était étrangère.

De retour en ville, il dut accompagner sa mère dans ses courses et l’aider aux préparatifs du souper auquel devaient assister Louise Gareau et sa mère, et que Madame Normand désirait soigné et somptueux.

Ce souper aussi, fut pour Étienne une véritable corvée, il se sentait trop observé, trop étudié, cette rencontre des deux jeunes gens était par trop visiblement préparée, le but en était trop apparent et le jeune homme jaloux de sa liberté ressentait une sorte d’aversion contre celle que lui avait destinée sa mère.

Non que les convives lui aient par ailleurs été antipathiques, bien loin de là. Madame Gareau était une de ces femmes qui ne vivent que pour leurs enfants, ne s’inquiètent que pour eux, subordonnent à leur bonheur leurs vies entières. Chez elles, le charme de l’amour maternel fait pardonner bien des défauts quand elles en ont et lorsque, comme Madame Gareau, elles sont intelligentes, bonnes, affables, délicieusement polies et courtoises, ce charme nouveau ajouté à tant d’autres rend leur compagnie plus agréable encore.

Quant à Louise, elle était comme tant de jeunes filles de son âge, à la sortie du couvent, gracieuse et fraîche, douce, souriante, naïve et confiante. Trop intelligente pour ne pas réaliser la valeur du rôle qu’on lui avait confié dans cette petite comédie vivante, charmée d’ailleurs et bientôt conquise par la mâle prestance de ce grand garçon qu’on lui destinait pour époux et qu’auréo-