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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

leurs, toi aussi, tu devras m’héberger de temps en temps et… me laisser bercer tes bébés…

— Oh ! j’allais oublier de te raconter… Tu ne saurais croire quelle monumentale gaffe j’ai faite cet après-midi ?…

— Quoi donc ?

— Laissez moi d’abord me servir de ce potage. Bon ! j’y suis. Imaginez-vous, mes enfants, que cet après-midi, je… Non, commençons d’abord par le commencement. Voici : J’étais dans la salle des expéditions, occupée à expliquer à Joseph Bernard le mode d’emballage d’une grosse commande de pâtes que nous devons envoyer à Terreneuve. Il était vers cinq heures et demie, je venais de laisser tout mon monde en plein travail, car les commandes débordent, comme tu dois le savoir. Tu sais que, même lorsque je suis occupée dans un coin, je ne perds pas de vue mes ouvrières ; aussi, tout en parlant à Bernard, je suivais la vie de l’usine. Tout à coup, devine ce que je vois ?

— Où ça ?

— Dans l’usine, au milieu de mes ouvrières.

— Ce devait être Sa Majesté Satan, car, dit un proverbe : « Où se trouvent deux femmes causant ensemble, le diable est entre les deux où à la droite de l’une d’elles. »

— Tu es trop spirituel, mon garçon, et j’ai envie de ne pas continuer mon histoire.

— Ce serait injuste pour Alice, qui n’a rien dit.

— Mais enfin, qu’as-tu vu ?

— Un homme, ma chère, un homme, un étranger, un beau et chic jeune homme, fumant flegmatiquement une cigarette…

— Rien que cela ?

— C’est que tu ne sais pas, petit frère, qu’il est strictement défendu de laisser pénétrer les étrangers dans l’usine, que la fabrique foisonne de pancartes : « Les Étrangers ne sont pas admis » « Défense de parler aux employés durant leur travail ». De voir ainsi ce bel étranger se promener cyniquement dans l’usine, en contravention à la consigne, vous comprenez que cela me faisait faire du mauvais sang, comment diantre a-t-il pu entrer sans que je ne le voie ? me disais-je. Il n’a pu entrer que par la porte d’arrière. Et pendant que je me faisais ces réflexions, le bel étranger continuant sa promenade dans l’usine, accostant tout le monde avec ce sans gène et cette aisance propre au maître de la maison. Grand, élégant, aux manières courtoises et dégagées, il semblait se croire chez lui, allant de l’un à l’autre sans se soucier du désordre que son intrusion avait causé. C’est trop fort, me dis-je, on n’entre pas ainsi chez les gens sans crier gare, comme en un moulin !

— C’était tout de même un peu le cas…

— Il aborda Lauzon, le boulanger, et sembla s’intéresser extrêmement au fonctionnement des pétrins mécaniques, puis se fit expliquer par Pierre Ménard, le mécanisme des fours cylindriques et des couteaux. Ce doit être quelque reporter, me dis-je, autant fermer l’œil ; mais en ce moment, il revenait vers les ouvrières et en un instant, toutes avaient quitté leur travail et l’avaient entouré. Je jugeai qu’il dépassait les bornes…

— Mais ton assiette est vide… Veux-tu de la crème ?

— S’il te plaît. Merci ! Alors, je n’y pus tenir et laissant Monsieur Bernard à son expédition, je m’avançai vers l’intrus : « Vous désirez, Monsieur ? » Vous croirez peut-être qu’il prit un air contrit et penaud ? Bien non, mes amis, bien loin de là, je vous l’assure. Il leva vers moi son regard, un regard où il y avait un peu de surprise, de l’ironie et beaucoup de sourire, il m’examina des pieds à la tête ; mais sans effronterie, plissa les lèvres, comme pour réprimer un éclat de rire : « Rien, Mademoiselle ! » reprit-il avec moins d’assurance.

— Je regrette, Monsieur ; mais il est interdit de déranger les ouvrières pendant leur travail.

— Je suis confus d’avoir été indiscret, Mademoiselle, dit-il en inclinant la tête, j’ignorais. Toutefois, je serais très désireux de visiter l’usine.

— Il faut vous adresser à Monsieur Normand. Si vous voulez me suivre au bureau ? Si vous aviez vu les figures que tout le monde me faisait, il n’y avait pas jusqu’au père Larue, le gardien, qui ne regardât mon action comme une espèce de sacrilège. Toujours d’une politesse exquise, l’étranger inclina de nouveau la tête et me suivit jusqu’à la porte du bureau où je demandai au garçon de l’introduire auprès du patron. Eh bien ! cet étranger, savez-vous qui il était ?

— Je crois le deviner, dit Alice.

— Quand je revins auprès des ouvrières, on m’apprit que c’était le fils même du patron que je venais d’éconduire d’une manière si cavalière !

— C’est bien cela. Monsieur Étienne est en ville depuis hier, il est venu prendre Monsieur Normand et Mademoiselle Ghislaine à leur sortie de l’usine. Je comprends maintenant ce qu’ils avaient à rire. Il devait leur raconter sa mésaventure.

— Pourvu que Monsieur Normand ne se formalise pas de ma bévue ?

— Sois sans crainte, lui et son fils seront les premiers à en rire. Comment n’as-tu pas reconnu Monsieur Étienne ?

— C’était la première fois que je le voyais.

— C’est vrai, depuis dix ans qu’il a quitté Saint-Hyacinthe, le fils du patron n’y a fait que de rares apparitions.

— Mais alors, ce Monsieur, c’est Jean Nord, le chroniqueur de la Revue Indigène ?

— Mais oui… C’est bien lui.

— C’est curieux, je ne me le figurais pas tel ! Ses articles respirent l’ironie, l’aigreur. le sarcasme même… à le lire, on croirait un désabusé, un mécontent de la vie et cependant, lorsqu’il me regardait, cet après midi, ses yeux francs, sa figure ouverte, son sourire spirituel et gai, tout disait la vie et la jeunesse. Quel âge a-t-il ?

— Il est à peu près de mon âge.

— Qu’importe, après tout… Que fais-tu ce soir, Ovila ?

— Je vais aller au Patronage, comme d’habitude ; mais je ne m’attarderai pas. Et vous ?

— Alberte a du travail de couture à faire, nous ne sortons pas.