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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

— Je dis ce que je dis, élégant Dauphin. S’il le faut je resterai vieille fille afin de conserver dans notre famille le fruit du travail de nos pères. Plus tard, quand tu auras des enfants, je choisirai celui d’entre eux qui sera le plus digne de cet héritage sacré.

— Gare au bûcher, moderne Pucelle ! Je connais quelque part un jeune pharmacien dont les transports sont pour le moins aussi brûlants que le feu du triste Sieur Cauchon, il pourrait bien un jour vous contraindre à troquer votre sabre pour la quenouille.

— Nous verrons bien ! En attendant, je propose une promenade en auto pour ce soir et demain, un voyage à Saint-Judes.

— Puisque tu assumes le commandement, petite sœur, nous n’avons pas à discuter.

— À ce soir donc, je me sauve à l’usine avec Papa, dit Ghislaine.

— Moi, je tiens compagnie à maman.


CHAPITRE TROISIÈME

L’APPEL DU PASSÉ


Demeurés seuls, la mère et le fils passèrent dans la bibliothèque où se prolongea leur conversation.

— Je ne suis pas importun, maman ?

— Méchant ! Tu sais bien que je ne suis jamais aussi heureuse que lorsque tu es auprès de moi.

— Et moi donc ! Je m’y sens si heureux, ma douce maman !

— Comme tu me dis cela ! Cela me rappelle le temps jadis, quand tu étais tout petit, que tu avais de la peine et que tu venais te blottir dans mes bras.

— Un fils est toujours petit auprès de sa maman…

— Et sa maman est toujours sa meilleure consolatrice dans ses chagrins.

— Mais toi, tu n’es pas une maman ordinaire, tu es notre maman à nous, la plus douce, la plus jolie et la plus intelligente des mères !… Quand je m’approche de toi, que ma bouche s’ouvre pour te confier les troubles de mon cœur, il me semble que c’est à un autre moi-même que je parle…

— Et moi, quand je te regarde dans les yeux, il me semble y découvrir l’une après l’autre, toutes les aspirations de mon âme, tous les rêves de mon cœur.

Contrairement à Ghislaine, qui s’était attachée de préférence à son père, Étienne recherchait la compagnie de Madame Normand. Cette prédilection était d’ailleurs bien naturelle, quand on connaissait les caractères tout à fait opposés des membres de la famille de l’industriel. Chez la jeune fille comme chez son père, c’était le cœur qui dirigeait toutes les actions, la sensibilité qui commandait paroles et actions avant même que la raison ait eu le temps d’en peser toute la portée ; chez la mère et le fils toutes les paroles et les actes étaient dirigés par la froide raison. Très charitable, Madame Normand ne dépensait cependant pas un seul sou sans savoir quels fruits il porterait, jusqu’à quel point son protégé avait besoin de ses secours, quel usage il en ferait. Esprit éclairé et subtil, elle n’ouvrait la bouche qu’après avoir bien mûri ce qu’elle allait dire, pesait soigneusement la portée des conseils qu’elle donnait, faisant taire toute sensibilité devant les dictées de la logique.

Alliée par sa mère, à la vieille famille des De Lorme, les anciens seigneurs de Saint-Hyacinthe, elle avait hérité de cette ascendance, de la délicieuse élégance bourgeoise qui faisait jadis le charme de notre aristocratie campagnarde. Fille d’un brave homme de médecin qui s’intitulait « le Docteur des pauvres » et par conséquent était demeuré sans fortune, elle avait cependant été élevée avec ce raffinement d’élégance qui, dans une petite ville comme Saint-Hyacinthe, peut se donner même dans la classe moyenne, surtout lorsque la famille se limite à une seule enfant. Cajolée par sa mère, adorée par son père, elle avait fait au couvent de sa ville natale un brillant cours d’études. Excellente musicienne, elle possédait en outre des notions de peinture et des connaissances très étendues sur les lettres et les sciences modernes.

Elle et son mari étaient certes les êtres les plus disparates que l’on puisse imaginer et comment ces deux êtres, si peu faits l’un pour l’autre, avaient pu vivre leur vie côte à côte, sans que jamais le moindre nuage ne se soit levé au ciel de leur mutuelle concorde, était demeuré, pour les intimes, un mystère impénétrable… Bah ! la vie est remplie de ces mystères dont la solution repose souvent dans la droiture des âmes et la bonté des cœurs de ceux qui en sont l’objet…

À cinquante ans, Madame Normand était encore une très jolie femme : élancée, svelte, élégante, fraîche en dépit des années, elle laissait facilement deviner la gracieuse jeune fille qu’elle avait jadis dû être.

Pourquoi, comme se le demandait souvent l’industriel, avait-elle choisi au milieu des brillants partis qui s’étaient autrefois offerts à elle, l’humble meunier dont la situation était alors plus que précaire, cet ignorant qui, semblait-il, ne saurait jamais comprendre le trésor précieux qui se confiait à lui ? Avait-elle deviné en lui l’homme de génie ne demandant que l’encouragement d’une douce et silencieuse associée pour faire des prodiges ? Ce calcul avait certes été bien loin de son esprit. Elle l’avait choisi en vertu de ces mystérieuses impulsions qui, bien souvent, semblent égarer les intelligences les plus pondérées dans leurs jugements.

Et la vie lui avait donné raison. Il est vrai que, bien souvent, il lui avait fait faire taire ses rêves, bien souvent il lui avait fallu couper les ailes à ses envolées ; mais devant le dévouement affectueux de son mari, elle avait bien volontiers fait ce sacrifice et, consciente que, pour toute femme vraiment chrétienne, le mariage est avant tout un sacerdoce, elle lui avait rendu au centuple en affection et en encouragements l’orgueilleuse sollicitude qu’il déployait auprès d’elle.

D’ailleurs, elle n’avait pas tardé à devenir mère et, chez la femme bien équilibrée, la maternité absorbe toutes les autres préoccupations.