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L’ASSOCIEE SILENCIEUSE

Aujourdhui, rendu au pinacle du succès, il ne pouvait se défendre de jeter un regard en arrière sur la course parcourue et de se dire avec une légitime fierté que sa vie avait porté des fruits.

Mais au milieu de cette prospérité, un chagrin l’ulcérait : après lui, personne ne serait là pour continuer l’œuvre commencée… Quand ses mains défaillantes laisseraient tomber les manchons de la charrue, il ne se retrouverait pas un fils de son sang pour les reprendre à son tour…

Un fils… il en avait bien un, un fils qu’il adorait avec toute l’ardeur de sa nature affectueuse, pour lequel il avait consenti les plus durs sacrifices, autrefois, quand la fortune ne lui avait pas encore souri… un fils auquel il avait fait faire un cours classique afin qu’il ne soit pas, comme lui, désarmé dans la vie…

Ce fils avait, dès sa plus tendre enfance, fait son orgueil. Au collège, il remportait tous les honneurs, tous les lauriers et le brave papa se disait alors que sous la direction d’une telle intelligence, l’œuvre de sa famille ne connaîtrait pas de limites à sa prospérité ; mais…

Car il y avait eu un mais… À sa sortie du collège, le fils avait choisi dans la vie une voie différente de celle du père… Quand le minotier lui avait suggéré de s’attacher à l’usine, il avait eu un sourire presque de dédain… Un meunier ! Fi !… Et depuis dix ans qu’il avait quitté la maison paternelle, ce fils passait son temps à écrire dans les journaux de Montréal… Il est vrai qu’il avait fait son chemin dans la vie… Avec ses articles de journaux que l’industriel avouait candidement ne pas bien comprendre, il avait acquis une notoriété, une gloriole que toute sa vie laborieuse avait été impuissante à attacher à son nom ; mais bah ! de quelle utilité avait été cette vie de son fils…

Absorbé par son rêve, Pierre Normand allait passer devant sa demeure sans y arrêter, quand une voix joyeuse lui fit lever la tête :

— Mais venez donc, papa ! Si vous saviez quelle surprise vous attend.

— Qu’y a t-il, petite ?

— Entrez bien vite, petit père, que je vous présente un revenant.

— Papa !

— Étienne ! Et le père reçut son fils sur son cœur. Quelle bonne surprise, en effet ! Regarde-moi bien, mon cher fils, il y a si longtemps que je ne t’ai vu…

— Vous êtes industriel, papa, vous comprenez mes excuses plus que tout autre… On n’est pas libre comme on le veut dans la vie.

— Ce n’est pas un reproche, mon cher Étienne. Nous sommes si heureux de te revoir que nous aurions tort de récriminer. Laisse-moi te regarder encore.

— Oui ! Oui ! c’est cela, au retour de l’enfant prodigue, on oublie la fille fidèle. Depuis trois minutes que vous êtes entré, papa, et vous ne m’avez pas encore embrassée.

— Ni moi, ajouta Madame Normand.

— Ce serait vraiment de l’ingratitude que de vous négliger, mes chéries. Tenez, à chacune deux bons baisers pour me faire pardonner mon retard. Mais ce garçon doit avoir l’estomac dans les talons. Ghislaine, veux-tu demander si le dîner est servi ?

— Depuis dix minutes, papa. Cette bonnes Victoire commence même à s’impatienter.

— Eh bien ! allons nous mettre à table. Donne-moi ton bras, ma chère femme, il faut faire les choses en grand pour honorer notre convive.

— Et toi, Étienne, prends le mien.

— Je ne me plaindrai pas de la compagnie.

— Mais auparavant, regarde-moi bien en face moi aussi, que je voie ton cher sourire…

— Vas-y donc, petite coquine ! Comme si je pouvais te regarder en face sans constater que tu es bigrement jolie… Mademoiselle, vos grands cheveux blonds rendraient jaloux les blés murs, vos joues rosées donneraient l’envie d’y mordre, vos deux yeux perçants et profonds semblent deux diamants, votre petit nez retroussé à l’air de se ficher des gens et votre jolie bouche carminée, toujours ouverte en un gracieux sourire, donne la fringale de ses baisers…

— Eh ! la la ! Jetez en encore, beau Monsieur de la ville, cela ne m’émeut pas outre mesure…

— Ce n’est pas la première fois que l’on t’adresse de telles louanges ?…

— Non pas ! Seulement, tu as dû dire ces fadaises à tant d’autres.

— Mais entre frère et sœur, c’est sincère.

— Venez donc, Monsieur Normand, qu’avez vous à vous raconter en secret.

— Le potage sera froid, ajouta Madame Normand.

— Ce serait dommage, dit Étienne, en prenant place à table, car je me sens en appétit.

— Et tu ne sais pas, Pierre, nous allons avoir notre fils au milieu de nous toute une longue semaine.

— Une semaine ! La belle affaire ! C’est un mois, c’est tout l’été que ce garçon devrait passer parmi nous. Un bon été de vie de famille, de repos, de grand air. Nous lui ferions faire de longues randonnées en automobile, en yacht. Nous avons encore ton canot, Étienne. Te souviens-tu, autrefois, comme tu aimais canoter sur l’Yamaska ? Tu verrais comme il fait bon vivre ici… Et puis, il y a le moulin, notre usine, où s’étalent mieux qu’en aucune de vos pièces de théâtre, qu’en aucun de vos livres, l’âme du peuple, la vie laborieuse et souvent pénible des humbles…

— Il ne faudrait pas être trop exigeant, Pierre, et si Étienne a du travail ailleurs, il faudra bien, quoiqu’à regret, le laisser partir.

— À condition qu’il promette de revenir bientôt et souvent… N’avoir qu’un frère, et ne le voir que quelques fois par année, entre deux trains…

— Tu n’as qu’à venir à Montréal, petite sœur, je suis certain que ton joli minois te procurerait toute une armée d’adorateurs…

— Méchant ! Tu sais bien que je ne suis