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Sur tes plus beaux enfants j’ai frappé sans relâche,
Et je t’aime pourtant, forêt où je suis né !

« Ton ombre est mon pays ; j’y vieillis ; je sais l’âge
Des grands chênes épars sur les coteaux voisins.
Jamais je ne dormis dans les murs d’un village ;
Je ne cueillis jamais le blé ni les raisins.

« Ma mère me berça dans la mousse et l’écorce ;
J’ai, dans un nid pareil, vu dormir mes enfants ;
Et, comme moi jadis, fiers de leur jeune force,
Ils grimpaient, tout petits, sur l’arbre que je fends.

« J’ai compté de beaux jours, hélas ! et des jours sombres
Que savent tous ces bois, complices ou témoins ;
J’ai connu d’autres maux que la faim sous leurs ombres ;
Dans un corps endurci l’âme ne vit pas moins.

« Je la sens s’agiter sous le joug qui m’enchaîne ;
Et l’arbre, gémissant de mes coups assidus,
Parle au noir bûcheron qui fend le cœur du chêne
Comme aux pales rêveurs sur la mousse étendus.

« J’eus chez vous mon printemps, mes songes, mes chimères,
Arbres qui modérez le soleil et le vent !
J’ai versé sur vos pieds des larmes bien amères,
Mais pour moi votre miel a coulé bien souvent.

« J’entends parfois de loin monter la voix des villes,
Elle m’arrive en bruits douloureux et discords ;
J’aime mieux écouter ces feuillages mobiles
D’où pleut un frais sommeil sur l’âme et sur le corps.