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L’INVASION.


On reconnut la place, et, du cœur populaire,
Un cri partit mêlé de joie et de colère :
On tenait la vengeance au bout de tant d’affronts !
« Pierre, disaient-ils tous, nous la rebâtirons. »

Mais l’orgueil du combat ayant jeté ses flammes,
De plus tendres besoins s’emparèrent des âmes ;
Sous le toit de famille activement orné
Chacun des chers proscrits fut bien vite entraîné.
Les nappes de Noël par les sœurs étaient mises ;
Le vin vieux fut versé par les jeunes promises.
Partout c’est triple joie, et l’on fête, à grand bruit,
Les amis restaurés et le tyran détruit,
Et l’étranger vaincu, dans sa terreur subite,
Laissant le pays fier et libre par sa fuite.

Muse des grands sommets et des petits manoirs,
Qui sur le vieux tilleul te poses tous les soirs.
Oiseau des vieux jardins et des vieilles tonnelles,
Muse des prés, des champs, des ruches maternelles,
Si doux que soit ton miel fait des fleurs de nos bois,
Si généreux le sang de la vigne où tu bois,
Si purs que soient tes vers notés sous les charmilles,
Pris aux souffles du ciel, aux voix des jeunes filles,
Devant ce cher logis, avec tous tes trésors,
Tu te sens inégale à peindre ses transports,
Quand Pierre sur le seuil, arrivant hors d’haleine,
Embrassa tout en pleurs Pernette et Madeleine !
L’hymne en nous qui se chante à de pareils instants,
La page qui s’écrit dans les cœurs palpitants,
Nulle main, nulle voix, nul effort du génie,
N’en traduiront jamais l’ineffable harmonie ;