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LE LIVRE D’UN PÈRE.

On tire avec ardeur les tasses du panier ;
Autour du seau fumant on se presse, on se pousse ;
Plus d’un visage en sort tout barbouillé de mousse ;
Et, la première soif s’étant calmée enfin,
On vide la sacoche et l’on songe à la faim.
On plonge de nouveau l’écuelle dans les gerles,
Et sur ces doigts brunis roulent de blanches perles.
Assis en rond, couchés sur l’herbe et les habits,
Dans la crème écumante ils trempent leur pain bis.
Qu’ils sont vifs et bruyants, qu’ils sont heureux de vivre
Il semble que ce lait, ce lait pur les enivre.
Et moi, dans leur nectar, je plonge avec gaieté
Mon menton grisonnant par l’écume argenté.
Puis, pour tirer profit de l’heure, hélas ! trop brève,
Je les laisse à leurs jeux et je vais à mon rêve.

Contre un hêtre battu des vents de toute part,
Sur le tertre isolé je m’assieds à l’écart ;
Et l’immense horizon des montagnes Arvernes
Déroule autour de moi ses plans larges et ternes
Au nord l’âpre Cantal, dont les flancs assombris
Sous le plus chaud soleil restent mornes et gris.
Un peu de neige encore, au bout des cimes pâles,
S’éclaire aux feux du soir du rose des opales.
Des lambeaux de forêts, en sinueux replis,
Roulent au pied des monts dans l’ombre ensevelis.
Des collines d’azur, des bois, de longues plaines
Ondulent au midi comme des mers lointaines.
Dans l’herbe, à quelques pas, chevreaux à l’abreuvoir.
Mes bruyants compagnons s’agitent sans me voir,
Heureux de folâtrer seuls, sans trêve et sans guide.
Plus bas rumine et dort le grand troupeau placide.