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LA VEUVE.


Et, belle dans la mort comme dans la vieillesse,
Elle me vit entrer d’un œil plein d’allégresse.
Comme autrefois, ma chambre et l’abondant manoir
Tout était ordonné pour me bien recevoir ;
Tant l’esprit qui régnait dans la vieille demeure
Réglait tout fermement jusqu’à la dernière heure.

Nous avions une nuit pour nous entretenir,
Le matin seulement la mort devait venir.

Le prêtre était parti, l’œuvre sainte était faite,
Nul ne se mêla plus à notre tête-à-tête ;
Nous priâmes à deux. Je reçus en pleurant
Les suprêmes conseils, ces ordres du mourant.
Après bien des retours sur les choses anciennes,
Sur mes affections autant que sur les siennes,
Elle ajouta :

« Mon fils, voici des jours mauvais ;

J’en gémirai pour toi, même aux lieux où je vais.
Ce siècle aveuglément s’est remis à la chaîne :
La carrière est ouverte à la bassesse humaine.
Toi, qui goûtas l’air libre et les clartés des monts,
Tu resteras fidèle à ce que nous aimons.
Puisque Dieu t’a donné le vers, arme tranchante
Qui frappe encor mille ans après celui qui chante,
Sers-t’en pour la justice et pour la liberté ;
On sort de ce combat meurtri, mais écouté.
Fais donc vivre en tes vers le meilleur de nos âmes,
Le souffle des hauteurs où tous deux nous montâmes,
La foi des grands parents, ces cœurs mâles et droits,
L’amour des souvenirs, le curte des vieux droits,