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LA VEUVE.


Ses récits, à mon cœur, terribles et touchants,
Faisaient comme une part des beautés de nos champs,
Quand j’allais, écolier libre, jusqu’aux vendanges,
Me livrer, chaque automne, à leurs pouvoirs étranges.
Autour des vieux enclos, près d’elle, il me semblait
Que tout mon cher pays dans sa voix me parlait.

Jeune encore, à se faire envier par plus d’une,
C’était, pour nous enfants, une aïeule commune.
Et son portrait, toujours présent à mes regards,
S’unit dans ma mémoire à ceux des grands vieillards.
Si j’avais le pinceau vif comme la mémoire,
Pernette serait là, brune aux tempes d’ivoire,
Longs cils noirs abaissés, clair et profond coup d’œil,
Droite, leste et parée en simple habit de deuil,
Glissant d’un pied cambré sur l’herbe ou sur les dalles,
Avec je ne sais quoi des fiertés féodales.
À ce portrait vivant que je rêve, il faudrait
Du soleil, de l’azur, un recoin de forêt,
Un des arbres connus de notre paysage,
Et la montagne, enfin, pour cadre à son visage.
Auprès d’elle, attachés à sa voix, à ses yeux,
Marchent quelques enfants dociles et joyeux,
Qu’elle entraîne, à travers les bruyères des landes,
Par les sentiers fleuris de nos vieilles légendes.

Plus tard et dans l’automne et près de son manoir,
Je la peindrais encor, dans la brume du soir,
Marchant d’un ferme pas sous une cape grise,
Lorsque j’allais l’attendre au sortir de l’église,
Ou, dans son grand fauteuil, lorsqu’à ses pieds assis,
Devant l’âtre flambant, j’écoutais ses récits.