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PERNETTE.


Qui tient le monde encor dans le sang et le deuil ;
De ne pas déserter la terre maternelle,
D’y. veiller sur les miens, dernière sentinelle ;
Au lieu d’aller servir à ces indignes coups
Qui devaient susciter vingt peuples contre nous.
J’ai bien fait de rester et de jouer ma tête,
Soldat de la défense et non de la conquête,
Pour que l’envahisseur trouvât sur son chemin
Quelques hommes encor debout, la hache en main,
Libres, barrant le seuil du logis des ancêtres
Et montrant ce qu’on peut quand on n’a plus de maîtres.
Au moins, je ne meurs pas loin de mon cher pays,
Sous des murs étrangers follement envahis ;
Je meurs où j’ai vécu, sur ma terre sacrée,
Sur les fières hauteurs dont je gardais l’entrée.
Nos vieux chênes, prenant mon sang pur à témoin,
Diront à l’ennemi : tu n’iras pas plus loin !
Ici, tous mes trésors comblent ma dernière heure ;
J’ai là tout ce que j’aime et tout ce qui me pleure ;
Je serre en expirant les deux parts de mon cœur,
Ma mère d’une main, et de l’autre… ma sœur !
Et j’ai reçu mon Dieu, présenté par le prêtre
De qui j’ai, tout enfant, appris à le connaître.
J’entends, je puis bénir ces amis attristés,
Comme ils ont combattu priant à mes côtés.
Et toi, sous qui des bois je fis l’apprentissage,
Mon bienfaisant docteur, je vois ton cher visage.
Nos arbres favoris couvrent mon lit de mort ;
Je les entends gémir, malgré le vent qui dort.
Je sens la fraîche odeur de nos plantes obscures,
Les mêmes dont tu viens de panser mes blessures.
J’ai là cet horizon tant de fois contemplé,