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l’histoire.

le nez, et les autres le bouchaient », autant de tableaux expressifs, saisissants de réalité familière, et que Joinville a rendus populaires. Mais il dit aussi certains petits effets de grandes vertus, des excès et des défauts, marques d’humanité, qui rapprochent de nous le saint, et l’animent sans l’amoindrir : nous voyons le roi, vêtu de grossier camelin, « tremper son vin avec mesure », et manger ce que son cuisinier lui prépare, sans condescendre jamais à commander le menu de son repas ; nous le voyons, modeste en sa parole comme pur en ses actes, n’ayant onques nommé le diable en ses propos, toujours timide et petit enfant devant sa mère, froid à l’excès et comme indifférent à l’égard de sa femme et de ses enfants, l’humeur vive avec son angélique bonté, assez jaloux de son autorité, rabrouant prélats ou Templiers, quand ils semblent entreprendre dessus, et, pour tout dire, un peu colère : Joinville ne fait-il pas un pacte avec lui, pour que ni l’un ni l’autre à l’avenir ne se fâchent, le roi de ses demandes, et lui des refus du roi ?

Les entretiens de saint Louis et de Joinville sont exquis : c’est la plus fraîche et délicieuse partie du livre. La pieuse gravité, l’affectueuse et paternelle sollicitude du roi font un contraste avec les sentiments ou trop mondains ou tout humains du sénéchal, avec le vif et plaisant naturel de ses réponses, quand il proteste de ne jamais laver les pieds des pauvres, « ces vilains ! » au saint jeudi, ou d’aimer mieux avoir fait cent péchés mortels que d’être lépreux. Mais rien n’est charmant comme le geste affectueux du roi, venant appuyer les deux mains sur les épaules du sénéchal, auquel il n’a pas parlé de tout le dîner, et qui, tristement retiré près d’une fenêtre grillée, se croit en disgrâce pour avoir parlé selon l’honneur et selon la vérité. Ce récit nous fait surgir devant les yeux un saint Louis intime, familier, souriant, plus aimable et plus « humain » encore que le roi justicier du bois de Vincennes, et que le roi chevalier, qui faisait si fière contenance aux jours de bataille sous son heaume doré.

L’excellent sénéchal admire, aime de tout son cœur la grande perfection qu’il voit en Louis IX. Elle le dépasse : mais il faut dire à son honneur que, s’il ne prétend pas l’égaler, elle ne le gêne pas du moins. Il a assez de bien en lui, pour être à l’aise avec ce saint, et ne pas se sentir condamné par tant de vertu. Mais Joinville est homme ; la nature est forte en lui, et se fait jour sans contrainte. Très brave, il fait son devoir brillamment : à la Mansourah, en Syrie, il est de ceux qui donnent l’exemple et font le sacrifice de leur vie. Ce n’est pas qu’il n’y tienne : le martyre n’a pas d’attrait pour lui, et il n’écoute pas son cellérier qui lui conseille, et aux autres de sa compagnie, de se faire égorger pour