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littérature héroïque et chevaleresque.

saints fantastiques, prestigieux, qui souvent n’avaient pas vécu, ou qui n’avaient jamais reçu le baptême que de l’affection populaire. L’Irlande fournit saint Brandan et les merveilles du Purgatoire de saint Patrice ; saint Eustache, saint Jean le Poilu, et cet étrange saint Grégoire qui commence comme Œdipe pour finir dans la chaire de saint Pierre, viennent de Grèce ; saint Josaphat vient de plus loin, et c’est le Bouddha même qui, sous ce nom orthodoxe, se fait révérer de nos dévots aïeux.

Mais surtout la foi du moyen âge fit de la Vierge et de son crédit auprès de son fils une inépuisable source de merveilleux naïvement absurde[1]. La Vierge soutient pendant trois jours sur le gibet un voleur qui lui avait toujours marqué une dévotion particulière. La Vierge vient remplacer la sacristine d’un couvent, qui s’est enfuie pour vivre dans la débauche, en sorte qu’on n’a pas remarqué son absence lorsqu’après bien des années le repentir la ramène. La Vierge descend du ciel pour essuyer le front mouillé de sueur d’un baladin qui s’est fait moine, et qui ne sachant rien dont il puisse servir Notre-Dame, fait devant son image ses plus beaux tours et ses plus brillantes culbutes. On ne se lassait pas d’entendre comme la bonne Vierge prenait soin de ses dévots.

L’histoire, enfin, sortit aussi de la littérature narrative des clercs. Si les Macchabées devinrent une chanson de geste, les livres des Rois, mis en français au xiie siècle, sont vraiment un morceau d’histoire religieuse, et la Bible tout entière fut traduite à Paris vers 1235, sans doute par des clercs de l’Université. Mais ce furent surtout les faits contemporains, les grandes crises ou les grands hommes de l’Église qui firent le passage de la légende poétique à la biographie historique. En l’an 1170, le jour de Noël, l’archevêque de Cantorbéry, primat d’Angleterre, fut assassiné dans sa cathédrale par quatre chevaliers du roi Henri II. Ce meurtre, en un tel jour, en un tel lieu, cette audacieuse entreprise de la force brutale contre la sainteté du caractère ecclésiastique, firent sur les esprits une impression profonde. Un immense mouvement d’opinion, en Angleterre et par toute la chrétienté, obligea le roi assassin à s’humilier, et à faire pénitence sur le tombeau du martyr. Les vies du martyr se répandirent en grand nombre : il en est une qui est remarquable. Garnier de Pont-Sainte-Maxence, ayant recueilli les témoignages des amis, des parents, de la sœur du saint, la composa dans les deux ou trois années qui suivirent le meurtre, en strophes de cinq alexandrins monorimes, et la

  1. Le principal recueil de Miracles de Notre-Dame est celui de Gautier de Coinci, qui fut moine à Saint-Médard de Soissons, puis prieur de Vic-sur-Aisne († 1236). — Édition : par l’abbé Poquet, Paris, 1857.