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l’histoire.

venirs d’un soldat obscur de la quatrième croisade : Robert de Clari, petit gentilhomme de Picardie, nous représente l’état de l’opinion publique dans l’armée, approuvant la direction générale, la déviation de la croisade, critiquant et maugréant sur les détails des opérations, tout émerveillé de ce qu’il voit, et nous mettant au fait de toutes ses remarques avec une vivacité d’enfant. Il faut retenir aussi la chronique que vers 1260 rédigea un ménestrel de Reims : ce recueil confus et sans chronologie de tout ce qui se disait parmi le peuple sur les hommes et les choses de Terre Sainte, de France, d’Angleterre, entre 1080 et 1260, nous rend la couleur et le mouvement de la vie du temps.

Ces deux œuvres sont les principales qui remplissent l’intervalle de Villehardouin à Joinville. Celui-ci naît quelques années seulement après la mort de son devancier : mais un siècle à peu près sépare les deux œuvres, et l’Histoire de Saint Louis nous conduit aux premières années du xive siècle, presque à la fin du véritable moyen âge.

Villehardouin était un politique : Joinville est un hagiographe. L’Histoire de saint Louis est une vie de saint. Elle se rattache, par ce caractère, à toute une littérature, dont je n’ai pas parlé encore, et dont elle résume et ramasse les meilleures qualités : je veux dire la littérature narrative d’inspiration cléricale. Quoique le latin fut la langue des clercs, la nécessité cependant d’instruire le peuple les obligea souvent d’écrire en français, et la nécessité de captiver l’attention de ces esprits dévots, mais enfantins, leur fit parfois choisir pour édifier les sujets les plus amusants et qui parlaient le plus à l’imagination. Une littérature religieuse ainsi se forma, en partie traduite, en partie originale, correspondant à la littérature profane, moins riche, mais aussi variée, et couvrant en quelque sorte la même étendue, de l’épopée au fabliau, et du roman à la chronique : récits bibliques ou évangéliques, vies de saints et de saintes, miracles de la Vierge, légendes et traditions de toute sorte et de toute forme, toute une littérature enfin qui, se développant comme la poésie laïque, eut ainsi son âge romanesque, où s’épanouissent à profusion les plus fantastiques miracles, où le merveilleux continu se joue des lois de la nature et parfois des lois de la morale.

La belle, sobre et grave Vie de saint Alexis, un peu antérieure au Roland qui nous est parvenu, nous représente comme la période épique de ces narrations religieuses. Puis le romanesque l’emporta. Les évangiles apocryphes furent préférés à la Bible et à l’Évangile ; les saints romains, gallo-romains, ou français, avec leurs maigres légendes et leurs figures presque réelles, ne soutinrent pas la concurrence des saints grecs, orientaux, celtiques,