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polémistes et orateurs.

trines latitudinaires, qui, reconnaissant une révélation, croient avoir le droit de choisir parmi les dogmes, de rejeter ceux-ci et de prendre ceux-là. Lamennais, attaquant l’individualisme et le principe de l’évidence cartésienne sur lequel il repose, plaçait la vérité dans le consentement universel, accord merveilleux dont une révélation de Dieu peut seule être cause, dont la tradition seule est la manifestation ; et de la tradition, l’Église est dépositaire, le pape interprète et gardien. Tout s’attache à l’autorité du pape, et c’est une théocratie que Lamennais entend constituer.

Au contraire de J. de Maistre, légitimiste avant tout, Lamennais est avant tout catholique. Il avait le gallicanisme en horreur, parce que, le voyant dans son temps, il n’y apercevait qu’un instrument de règne : cette Église d’État n’était à ses yeux qu’un athéisme politique. Quand il s’aperçut que l’ultramontanisme aussi se mettait au service du pouvoir, que le pape agissait en souverain temporel et liait sa cause à celle des rois, quand il vit par toute l’Europe le clergé se faire le gardien des principes légitimistes plutôt que des principes évangéliques, Lamennais rompit d’abord avec la légitimité ; il devint libéral ; il lui sembla que le règne de Dieu par l’autorité était actuellement impossible ; il tâcha d’y revenir par la liberté [1], il chercha dans le développement complet de la liberté des garanties contre le despotisme et l’anarchie, et les conditions de l’ordre et de la vie sociale.

Il conçut l’idée hardie et féconde d’un catholicisme démocratique [2] ; il voyait dans les idées libérales et égalitaires un fruit lointain de l’Évangile, et si l’Église semblait actuellement tourner le dos à la société moderne, il croyait pouvoir l’en rapprocher par une originale conception de l’évolution du dogme [3], toujours immuable en son essence et en ses formules, mais susceptible de divers sens et d’applications diverses, selon les époques et les esprits. Il fonda en 1830, avec Montalembert et Lacordaire, un journal, l’Avenir, pour défendre le catholicisme contre la monarchie bourgeoise, matérialiste et athée selon la formule de l’Essai. Il venait soixante ans trop tôt. L’Église ne le comprit pas. Lamennais, Montalembert et Lacordaire allèrent à Rome : un beau livre, les Affaires de Rome, sortit de ce voyage, et la rupture définitive de Lamennais avec l’Église. Le pape l’avait reçu froidement et finalement le condamna : il était souverain temporel, et l’on était trop près de la Révolution qui avait interrompu le culte. Lamennais se laissa circonvenir, se soumit, se rétracta ; puis,

  1. Article de l’Avenir, du 9 nov. 1830 (t. X, p. 179).
  2. Affaires de Rome, XII, 26 ; cf. aussi p. 302.
  3. Avenir, 30 juin 1831 (X, 338).