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chateaubriand.


qui ne soit pas la sienne. Tous les personnages secondaires de ses deux poèmes sont sommaires et conventionnels, étoffés à force de rhétorique, tout juste aussi vivants que des héros de Luce de Lancival ou de Legouvé le père. Et ses héroïnes, ses amoureuses, Céluta, Mila, Atala, Cymodocée, les indiennes et la grecque sont de jolies statuettes d’albâtre, dont l’élégance molle écœure vite : Chateaubriand ne connaît pas la femme ; il nous présente toujours des variantes du même type irréel ; toujours il a logé son fantôme d’amour[1], vague et insubstantiel, dans des corps charmants, entrevus un jour par lui en quelque lieu des deux mondes, et qui ont caressé ses yeux ou fait rêver son âme, sans qu’il ait jamais su ou daigné pénétrer la personnalité réelle qui s’y enveloppait. De là le vide de ces formes, psychologiquement nulles, délicieux modèles de chromolithographie.

Les héros ne sont aussi qu’un seul type : Chactas jeune dans Atala, René dans l’épisode qui porte son nom et dans les Natchez, Eudore des Martyrs, c’est M. de Chateaubriand, lui, toujours lui, vu par lui-même. Ici encore nulle psychologie, beaucoup de rhétorique, et à travers tout cela, par moments, une vérité profonde, une mélancolie poignante. Car c’est sa maladie qu’il décrit, c’est de sa maladie que vivent Chactas, Eudore et René ; et partout où l’expression ne dépasse pas la réalité des malaises moraux de l’auteur, un charme douloureux s’en dégage. Je n’aime guère l’épisode de René qui eut tant de succès : c’est une amplification sentimentale, la pire des amplifications. Chateaubriand s’y donne le plaisir de noircir dramatiquement les émotions de sa jeunesse : d’une amitié fraternelle, toute simple, innocente et commune, encore qu’ardente et nerveuse, il fait un gros amour incestueux ; il donne à René, masque transparent de lui-même, le fastueux et malsain prestige de la passion coupable, contre nature, et il invente la sublimité poétique des monstruosités morales[2].

C’est la formule même de son tempérament que fournit Chateaubriand dans cette étonnante lettre de René à Céluta, qui, du point de vue objectif, est bien de la plus extravagante inconvenance : imaginez une jeune sauvage, puérile et tendre, écoutant ces confidences : « Depuis le commencement de ma vie, je n’ai cessé de nourrir des chagrins : j’en portais le germe en moi, comme l’arbre porte le germe de son fruit. Un poison inconnu se mêlait à tous

  1. Mémoires, l. 1, p. 233.
  2. Je me reprocherais de ne pas citer cette phrase de la lettre de René à Céluta ; « Je vous ai tenue sur ma poitrine au milieu du désert, dans les vents de l’orage, lorsque, après vous avoir portée de l’autre côté du torrent, j’aurais voulu vous poignarder pour fixer le bonheur dans votre sein et pour me punir de vous avoir donné ce bonheur ! »