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la littérature pendant la révolution et l’empire.

la civilisation, l’Européen ; il semble que la première idée de l’œuvre soit née d’une lecture de Rousseau. Dans les Martyrs, encore un ancien monde et un nouveau monde, le monde païen et le monde chrétien, la beauté gracieuse et la sainteté sublime : où Corneille n’avait vu que deux âmes (dans Polyeucte), faire voir deux sociétés, deux civilisations, deux morales, deux esthétiques ; ce que Bossuet avait indiqué d’un trait sobre et sévère, en prêtre qui instruit (dans le Panégyrique de saint Paul, et ailleurs), le développer en artiste, pour la beauté et pour l’émotion. Cette conception-là, seule, est un coup de génie.

On ne peut dire que Chateaubriand ait tout à fait réussi. Il n’a malheureusement pas su secouer tout à fait le goût de son temps, et je retrouve à chaque page ce qu’on pourrait appeler le style empire, un froid pastiche des formes antiques, une déplorable recherche de la noblesse banale et de la pureté sans caractère. Il y a trop de Fontanes dans Chateaubriand, et trop de Canova. Il a voulu réunir le classique et le romantique. Ses Natchez, dans la partie récrite en épopée, sont ridicules. Un tube enflammé pour un fusil, un glaive de Bayonne pour une baïonnette, des centaures au vêtement vert pour des dragons, un Cyclope pour un artilleur, voilà les artifices où il fait consister le style épique : et ces étonnantes expressions alternent avec des calumets de paix, des tomahawks, et tout le bric-à-brac du pittoresque local. Il demande à Calliope, dans un mouvement virgilien, de lui dire le nom du premier Natchez qui périt dans une mêlée. Il multiplie les comparaisons livresques, tirées le plus souvent des poèmes homériques : tel Achille, etc. Il tourne les dieux des sauvages américains en machines poétiques, et il les rend insipides comme la vieille mythologie elle-même.

Les Martyrs aussi nous offrent des élégances épiques qui font regretter le naturel de Télémaque. Toutes les fioritures et tous les artifices, périphrases, épithètes, invocations, s’y rencontrent [1]. Il est curieux de les comparer aux parties de l’Itinéraire qu’ils emploient ; on préférera souvent le style simple des impressions de voyage aux beautés écrites du roman. Chateaubriand a reconnu lui-même que son merveilleux était manqué : son ciel et ses enfers, ses démons et ses anges sont d’insupportables machines.

À ces défauts de forme s’ajoutent les insuffisances du fond. Pour les Natchez, mais surtout pour cet admirable sujet des Martyrs, il eût fallu l’invention psychologique, l’analyse impersonnelle d’un Racine. Chateaubriand est incapable de créer une âme

  1. Très caractéristiques est la page qui ravissait Fontanes (Mémoires d’outre-tombe, t. V, p. 111, éd. 1849).